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naît ou de l’écrivain même qui n’avoit pas des idées nettes, ou de la corruption des manuscrits, ou de l’ignorance des usages, des lois, des mœurs, ou de quelqu’autre semblable cause ; jamais de l’indétermination du signe, lorsque ce signe aura été employé selon la même acception en plusieurs endroits différens, comme il arrivera nécessairement à une expression radicale.

Le point le plus important dans l’étude d’une langue, est sans doute la connoissance de l’acception des termes. Cependant il y a encore l’ortographe ou la prononciation sans laquelle il est impossible de sentir tout le mérite de la Prose harmonieuse & de la Poésie, & que par conséquent il ne faut pas entierement négliger, & la partie de l’ortographe qu’on appelle la ponctuation. Il est arrivé par les altérations qui se succedent rapidement dans la maniere de prononcer, & les corrections qui s’introduisent lentement dans la maniere d’écrire, que la prononciation & l’écriture ne marchent point ensemble, & que quoiqu’il y ait chez les peuples les plus policés de l’Europe, des sociétés d’hommes de lettres chargés de les modérer, de les accorder, & de les rapprocher de la même ligne, elles se trouvent enfin à une distance inconcevable ; ensorte que de deux choses dont l’une n’a été imaginée, dans son origine, que pour réprésenter fidelement l’autre, celle-ci ne differe guere moins de celle-là, que le portrait de la même personne peinte dans deux âges très-éloignés. Enfin l’inconvénient s’est accrû à un tel excès qu’on n’ose plus y remédier. On prononce une langue, on en écrit une autre ; & l’on s’accoûtume tellement pendant le reste de la vie à cette bisarrerie qui a fait verser tant de larmes dans l’enfance, que si l’on renonçoit à sa mauvaise ortographe pour une plus voisine de la prononciation, on ne reconnoîtroit plus la langue parlée sous cette nouvelle combinaison de caracteres.

Mais on ne doit point être arrêté par ces considérations si puissantes sur la multitude & pour le moment. Il faut absolument se faire un alphabet raisonné, où un même signe ne représente point des sons différens, ni des signes différens un même son, ni plusieurs signes une voyelle ou un son simple. Il faut ensuite déterminer la valeur de ces signes par la description la plus rigoureuse des différens mouvemens des organes de la parole dans la production des sons attachés à chaque signe ; distinguer avec la derniere exactitude les mouvemens successifs & les mouvemens simultanées ; en un mot ne pas craindre de tomber dans des détails minutieux. C’est une peine que des auteurs célebres qui ont écrit des langues anciennes, n’ont pas dédaigné de prendre pour leur idiome ; pourquoi n’en ferions-nous pas autant pour le nôtre qui a ses auteurs originaux en tout genre, qui s’étend de jour en jour, & qui est presque devenu la langue universelle de l’Europe ? Lorsque Moliere plaisantoit les grammairiens, il abandonnoit le caractere de philosophe, & il ne savoit pas, comme l’auroit dit Montagne, qu’il donnoit des soufflets aux auteurs qu’il respectoit le plus, sur la joue du Bourgeois-Gentilhomme.

Nous n’avons qu’un moyen de fixer les choses fugitives & de pure convention ; c’est de les rapporter à des êtres constans : & il n’y a de base constante ici que les organes qui ne changent point, & qui, semblables à des instrumens de musique, rendront à-peu-près en tout tems les mêmes sons, si nous savons disposer artistement de leur tension ou de leur longueur, & diriger convenablement l’air dans leur capacité ; la trachée artere & la bouche composent une espece de flûte, dont il faut donner la tablature la plus scrupuleuse. J’ai dit à-peu-près, parce qu’entre les organes de la parole il n’y en a pas un qui n’ait mille fois

plus de latitude & de variété qu’il n’en faut pour répandre des différences surprenantes & sensibles dans la production d’un son. A parler avec la derniere exactitude, il n’y a peut-être pas dans toute la France, deux hommes qui ayent absolument une même prononciation. Nous avons chacun la nôtre ; elles sont cependant toutes assez semblables, pour que nous n’y remarquions souvent aucune diversité choquante ; d’où il s’ensuit que si nous ne parvenons pas à transmettre à la postérité notre prononciation, nous lui en ferons passer une approchée que l’habitude de parler corrigera sans cesse ; car la premiere fois que l’on produit artificiellement un mot étranger, selon une prononciation dont les mouvemens ont été prescrits, l’homme le plus intelligent, qui a l’oreille la plus délicate, & dont les organes de la parole sont les plus souples, est dans le cas de l’éleve de M. Pereire. Forçant tous les mouvemens & séparant chaque son par des repos, il ressemble à un automate organisé : mais combien la vitesse & la hardiesse qu’il acquérera peu-à-peu n’affoibliront-t-elles pas ce défaut ? bien-tôt on le croira né dans le pays, quoiqu’au commencement il fût, par rapport à une langue étrangere, dans un état pire que l’enfant par rapport à sa langue maternelle, il n’y avoit que sa nourrice qui l’entendît. L’enchaînement des sons d’une langue n’est pas aussi arbitraire qu’on se l’imagine ; j’en dis autant de leurs combinaisons. S’il y en a qui ne pourroient se succéder sans une grande fatigue pour l’organe, ou ils ne se rencontrent point, ou ils ne durent pas. Ils sont chassés de la langue par l’euphonie, cette loi puissante qui agit continuellement & universellement sans égard pour l’étymologie & ses défenseurs, & qui tend sans intermission à amener des êtres qui ont les mêmes organes, le même idiome, les mêmes mouvemens prescrits, à-peu-près à la même prononciation. Les causes dont l’action n’est point interrompue, deviennent toûjours les plus fortes avec le tems, quelque foibles qu’elles soient en elles-mêmes.

Je ne dissimulerai point que ce principe ne souffre plusieurs difficultés, entre lesquelles il y en a une très-importante que je vais exposer. Selon vous, me dira-t-on, l’euphonie tend sans cesse à approcher les hommes d’une même prononciation, sur-tout lorsque les mouvemens de l’organe ont été déterminés. Cependant les Allemans, les Anglois, les Italiens, les François, prononcent tous diversement les vers d’Homere & de Virgile ; les Grecs écrivent μῆνιν ἄειδε, θεὰ, & il y a des Anglois qui lisent mi, nine, a, i, dé, zi, è ; des François qui lisent mè, nine, a, ei, ye, dé, thé, a (ei, comme dans la premiere de neige & ye, comme dans la derniere de paye ; cet y est un yeu consonne qui manque dans notre alphabet, quoiqu’il soit dans notre prononciation). (voyez les notes de M. Duclos sur la gramm. génér. raisonn.).

Mais ce qu’il y a de singulier, c’est qu’ils sont tous également admirateurs de l’harmonie de ce début : c’est le même enthousiasme, quoiqu’il n’y ait presque pas un son commun. Entre les François la prononciation du grec varie tellement, qu’il n’est pas rare de trouver deux savans qui entendent très-bien cette langue, & qui ne s’entendent pas entr’eux ; ils ne s’accordent que sur la quantité. Mais la quantité n’étant que la loi du mouvement de la prononciation, la hâtant ou la suspendant seulement, elle ne fait rien ni pour la douceur ni pour l’aspérité des sons. On pourra toûjours demander comment il arrive que des lettres, des syllabes, des mots ou solitaires ou combinés soient également agréables à plusieurs personnes qui les prononcent diversement. Est-ce une suite du préjugé favorable à tout ce qui nous vient de loin, le prestige ordinaire de la distance des tems & des lieux, l’effet d’une longue tra-