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Suivez pour la trouver, Théocrite & Virgile.
Que leurs tendres écrits, par les graces dictés,
Ne quittent point vos mains jour & nuit feuilletés :
Seuls dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre,
Par quel art sans bassesse un auteur peut descendre,
Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers,
Au combat de la flûte animer deux bergers,
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce,
Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d’écorce,
Et par quel art encore l’églogue quelquefois,
Rend dignes d’un consul la campagne & les bois.
Telle est de ce poëme & la force & la grace.

Art poét. chant II.


Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Réflexions sur la Poésie pastorale.

L’églogue étant l’imitation des mœurs champêtres dans leur plus belle simplicité, on peut considérer les bergers dans trois états : ou tels qu’ils ont été dans l’abondance & l’égalité du premier âge, avec la simplicité de la nature, la douceur de l’innocence, & la noblesse de la liberté : ou tels qu’ils sont devenus depuis que l’artifice & la force ont fait des esclaves & des maîtres ; réduits à des travaux dégoûtans & pénibles, à des besoins douloureux & grossiers, à des idées basses & tristes : ou tels enfin qu’ils n’ont jamais été, mais tels qu’ils pouvoient être, s’ils avoient conservé assez long-tems leur innocence & leur loisir pour se polir sans se corrompre, & pour étendre leurs idées sans multiplier leurs besoins. De ces trois états le premier est vraissemblable, le second est réel, le troisieme est possible. Dans le premier, le soin des troupeaux, les fleurs, les fruits, le spectacle de la campagne, l’émulation dans les jeux, le charme de la beauté, l’attrait physique de l’amour, partagent toute l’attention & tout l’intérêt des bergers ; une imagination riante, mais timide, un sentiment délicat, mais ingénu, regnent dans tous leurs discours : rien de refléchi, rien de rafiné ; la nature enfin, mais la nature dans sa fleur. Telles sont les mœurs des bergers pris dans l’état d’innocence.

Mais ce genre est peu vaste. Les Poëtes s’y trouvant à l’étroit, se sont répandus, les uns comme Théocrite, dans l’état de grossiereté & de bassesse ; les autres comme quelques-uns des modernes, dans l’état de culture & de rafinement : les uns & les autres ont manqué d’unité dans le dessein, & se sont éloignés de leur but.

L’objet de la poésie pastorale a été jusqu’à présent de présenter aux hommes l’état le plus heureux dont ils leur soit permis de joüir, & de les en faire joüir en idée par le charme de l’illusion. Or l’état de grossiereté & de bassesse n’est point cet heureux état. Personne, par exemple, n’est tenté d’envier le sort de deux bergers qui se traitent de voleurs & d’infames (Virg. égl. 3). D’un autre côté, l’état de rafinement & de culture ne se concilie pas assez dans notre opinion avec l’état d’innocence, pour que le mêlange nous en paroisse vraissemblable. Ainsi plus la poésie pastorale tient de la rusticité ou du rafinement, plus elle s’éloigne de son objet.

Virgile étoit fait pour l’orner de toutes les graces de la nature, si au lieu de mettre ses bergers à sa place, il se fût mis lui-même à la place de ses bergers. Mais comme presque toutes ses églogues sont allégoriques, le fond perce à-travers le voile & en altere les couleurs. A l’ombre des hêtres on entend parler de calamités publiques, d’usurpation, de servitude : les idées de tranquillité, de liberté, d’innocence, d’égalité, disparoissent ; & avec elles s’évanoüit cette douce illusion, qui dans le dessein du poëte devoit faire le charme de ses pastorales.

« Il imagina des dialogues allégoriques entre des bergers, afin de rendre ses pastorales plus intéressantes », a dit l’un des traducteurs de Virgile. Mais ne confondons pas l’intérêt relatif & passager des allusions, avec l’intérêt essentiel & durable de la chose. Il arrive quelquefois que ce qui a produit l’un pour un tems, nuit dans tous les tems à l’autre. Il ne faut pas douter, par exemple, que la composition de ces tableaux où l’on voit l’Enfant-Jesus caressant un moine, n’ait été ingénieuse & intéressante pour ceux à qui ces tableaux étoient destinés. Le moine n’en est pas moins ridiculement placé dans ces peintures allégoriques.

Rien de plus délicat, de plus ingénieux, que les églogues de quelques-uns de nos poëtes ; l’esprit y est employé avec tout l’art qui peut le déguiser. On ne sait ce qui manque à leur style pour être naïf : mais on sent bien qu’il ne l’est pas ; cela vient de ce que leurs bergers pensent au lieu de sentir, & analysent au lieu de peindre.

Tout l’esprit de l’églogue doit être en sentimens & en images ; on ne veut voir dans les bergers que des hommes bien organisés par la nature, & à qui l’art n’ait point appris à composer & à décomposer leurs idées. Ce n’est que par les sens qu’ils sont instruits & affectés, & leur langage doit être comme le miroir où ces impressions se retracent. C’est-là le mérite dominant des églogues de Virgile.

Ite meæ, felix quondum pecus, ite capellæ.

. . . . . . . . . .


Fortunate senex, hic inter flumina nota,
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

« Comme on suppose ses acteurs (a dit la Motte en parlant de l’églogue) dans cette premiere ingénuité que l’art & le rafinement n’avoient point encore altérée, ils sont d’autant plus touchans, qu’ils font plus émus, & qu’ils raisonnent moins. . . . Mais qu’on y prenne garde : rien n’est souvent si ingénieux que le sentiment ; non pas qu’il soit jamais recherché, mais parce qu’il supprime tout raisonnement ». Cette réflexion est très-fine & très-séduisante. Essayons d’y démêler le vrai. Le sentiment franchit le milieu des idées ; mais il embrasse des rapports plus ou moins éloignés, suivant qu’ils sont plus ou moins connus : & ceci dépend de la réflexion & de la culture.

Je viens de la voir : qu’elle est belle ! . . . .
Vous ne sauriez trop la punir. Quinaut.

Ce passage est naturel dans le langage d’un héros ; il ne le seroit pas dans celui d’un berger.

Un berger ne doit appercevoir que ce qu’apperçoit l’homme le plus simple sans réflexion & sans effort. Il est éloigné de sa bergere ; il voit préparer des jeux, & il s’écrie :

Quel jour ! quel triste jour ! & l’on songe à des fêtes.

Fontenelle.

Il croit toucher au moment où de barbares soldats vont arracher ses plans ; il se dit à lui-même :

Insere nunc, Melibæe, pyros, pone ordine vites.}}

Virg.

La naïveté n’exclut pas la délicatesse : celle-ci consiste dans la sagacité du sentiment, & la nature la donne. Un vif intérêt rend attentif aux plus petites choses.

Rien n’est indifférent à des cœurs bien épris. Font.

Et comme les bergers ne sont guere occupés que d’un objet, ils doivent naturellement s’y intéresser davantage. Ainsi la délicatesse du sentiment est essentielle à la poésie pastorale. Un berger remarque