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renvoyerai le lecteur aux réflexions intéressantes de M. Marmontel, qui suivent immédiatement cet article.

Le mot d’églogue ou d’éclogue, est tout grec : le latin l’a adopté ; soit en grec soit en latin ; il ne signifie autre chose qu’un choix, un triage, & il ne s’applique pas seulement à des pieces de poésie, il s’étend à toutes les choses que l’on choisit par préférence, pour les mettre à part comme les plus précieuses. On le dit des ouvrages de prose ainsi que des ouvrages de poésie, jusque-là que les anciens l’ont employé en parlant des œuvres d’Horace. Servius est peut-être le premier qui lui ait donné en latin, le sens que nous lui donnons en françois, & qui ait appellé églogue les idyles bucoliques de Théocrite.

Ainsi le mot églogue, dont la signification étoit vague & indéterminée, a été restrainte parmi nous aux poésies pastorales, & n’a conservé dans notre langue que cette seule acception. Nous devons ce terme, de même que celui d’idyle, aux grammairiens grecs & latins ; car les dix pieces de Virgile que l’on nomme églogues, ne sont pas toutes des pieces pastorales. Mais je me servirai du mot d’églogue dans le sens reçu parmi nous, qui désigne uniquement un poëme bucolique.

L’églogue est une espece de poëme dramatique où le poëte introduit des acteurs sur une scene & les fait parler. Le lieu de la scene doit être un paysage rustique, qui comprend les bois, les prairies, le bord des rivieres, des fontaines, &c. & comme pour former un paysage qui plaise aux yeux, le peintre prend un soin particulier de choisir ce que la nature produit de plus convenable au caractere du tableau qu’il veut peindre, de même le poëte bucolique doit choisir le lieu de sa scene conformément à son sujet.

Quoique la poésie bucolique ait pour but d’imiter ce qui se passe & ce qui se dit entre les bergers, elle ne doit pas s’en tenir à la simple représentation du vrai réel qui rarement seroit agréable ; elle doit s’élever jusqu’au vrai idéal qui tend à embellir le vrai tel qu’il est dans la nature, & qui produit soit en poésie, soit en peinture, le dernier point de perfection.

Il en est de la poésie pastorale comme du paysage, qui n’est presque jamais peint d’après un lieu particulier, mais dont la beauté résulte de l’assemblage de divers morceaux réunis sous un seul point de vûe ; de même que les belles antiques ont été ordinairement copiées, non d’après un objet particulier, mais ou sur l’idée de l’ouvrier, ou d’après diverses belles parties prises sur différens corps, & réunies en un même sujet.

Comme dans les spectacles ordinaires la décoration du théatre doit faire en quelque sorte partie de la piece qu’on y représente, par le rapport qu’elle doit avoir avec le sujet ; ainsi dans l’églogue, la scene & ce que les acteurs y viennent dire, doivent avoir ensemble une sorte de conformité qui en fasse l’union, afin de ne pas porter dans un lieu triste des pensées inspirées par la joie, ni dans un lieu où tout respire la gaieté, des sentimens pleins de mélancolie & de desespoir. Par exemple, dans la seconde églogue de Virgile, la scene est un bois obscur & triste, parce que le berger que le poëte y veut conduire, vient s’y plaindre des chagrins que lui donne une passion malheureuse.

Tantùm inter densas, umbrosa cacumina fagos
Assiduè veniebat. Ibi, hæc incondita solus
Montibus & sylvis studio jactabat inani.

Il en est de même d’une infinité d’autres traits qu’il seroit trop long de citer.

Après avoir préparé les scenes, nous y pouvons maintenant introduire les acteurs.

Ce sont nécessairement des bergers ; mais c’est ici

que le poëte qui les fait parler, doit se ressouvenir, que le but de son art est de ne se pas tromper dans le choix de ses acteurs & des choses qu’ils doivent exprimer. Il ne faut pas qu’il aille offrir à l’imagination la misere & la pauvreté de ces pasteurs, lorsqu’on attend de lui qu’il en découvre les vraies richesses, l’aisance & la commodité. Il ne faut pas non plus, qu’il en fasse des personnages plus subtils en tendresse que ceux de Gallus & de Virgile ; des chantres pleins de métaphysique amoureuse, & qui se montrent capables de commenter l’art qu’Ovide professoit à Rome sous Auguste.

Ainsi, suivant la remarque de l’abbé du Bos, l’on ne sauroit approuver ces porte-houlettes doucereux qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse, & sublimes en fadeur, dans quelques-unes de nos églogues. Ces prétendus bergers ne sont point copiés ni même imités d’après nature ; mais ils sont des êtres chimériques, inventés à plaisir par des poëtes qui ne consultoient jamais que leur imagination pour les forger. Ils ne ressemblent en rien aux habitans de nos campagnes & à nos bergers d’aujourd’hui ; malheureux paysans, occupés uniquement à se procurer par les travaux pénibles d’une vie laborieuse, dequoi subvenir aux besoins les plus pressans d’une famille toûjours indigente !

L’âpreté du climat sous lequel nous sommes les rend grossiers, & les injures de ce climat multiplient encore leurs besoins. Ainsi les bergers langoureux de nos églogues ne sont point d’après nature ; leur genre de vie dans lequel ils font entrer les plaisirs délicats entremêlés des soins de la vie champêtre & sur-tout de l’attention à bien faire paître leur cher troupeau, n’est pas le genre de vie d’aucun de nos concitoyens.

Ce n’est point avec de pareils phantômes que Virgile & les autres poëtes de l’antiquité ont peuplé leurs aimables paysages ; ils n’ont fait qu’introduire dans leurs églogues les bergers & les paysans de leur pays & de leur tems un peu annoblis. Les bergers & les pasteurs d’alors étoient libres de ces soins qui dévorent les nôtres. La plûpart de ces habitans de la campagne étoient des esclaves que leur maître avoit autant d’attention à bien nourrir qu’un laboureur en a du moins pour bien nourrir ses chevaux. Aussi tranquilles sur leur subsistance que les religieux d’une riche abbaye, ils avoient la liberté d’esprit nécessaire pour se livrer au goût que la douceur du climat, dans les contrées qu’ils habitoient, faisoit naître en eux. L’air vif & presque toûjours serein de ces régions subtilisoit leur sang, & les disposoit à la musique, à la poésie, & aux plaisirs les moins grossiers.

Aujourd’hui même, quoique l’état politique de ces contrées n’y laisse point les habitans de la campagne dans la même aisance où ils étoient autrefois ; quoiqu’ils n’y reçoivent plus la même éducation, on les voit encore néanmoins sensibles à des plaisirs fort au-dessus de la portée de nos paysans. C’est avec la guitarre sur le dos que ceux d’une partie de l’Italie gardent leurs troupeaux, & qu’ils vont travailler à la culture de la terre ; ils savent encore chanter leurs amours dans des vers qu’ils composent sur le champ, & qu’ils accompagnent du son de leur instrument ; ils les touchent sinon avec délicatesse, du moins avec assez de justesse ; & c’est ce qu’ils appellent improviser.

Il faut donc choisir, élever, annoblir l’état d’un berger, parce que si anciennement les enfans des rois étoient bergers, les bergers d’aujourd’hui ne sont plus que de vils mercénaires ; mais le poëte ne doit peindre en eux que des hommes, qui séparés des autres, vivent sans trouble & sans ambition ; qui vêtus simplement, avec leur houlette & leurs chiens, s’occupent de chansons & de démelés innocens.