Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/420

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commencer par l’explication, de la maniere que nous venons de l’exposer, me paroît la seule qui suive l’ordre, la dépendance, la liaison & la subordination des connoissances. Voyez Cas, Construction, & les divers ouvrages qui ont été faits pour expliquer cette méthode, pour en faciliter la pratique, & pour répondre à quelques objections qui furent faites d’abord avec un peu trop de précipitation. Au reste il me souvient que dans ma jeunesse je n’aimois pas qu’après m’avoir expliqué quelques lignes de Ciceron, que je commençois à entendre, on me fît passer sur le champ à l’explication de dix ou douze vers de Virgile ; c’est comme si pour apprendre le françois à un étranger, on lui faisoit lire une scene de quelques pieces de Racine, & que dans la même leçon on passât à la lecture d’une scene du misantrope ou de quelqu’autre piece de Moliere. Cette pratique est-elle bien propre à faire prendre intérêt à ce qu’on lit, à donner du goût, & à former l’idée exemplaire du beau & du bon ?

Poursuivons nos réflexions sur la culture de l’esprit.

Nous avons déja remarqué qu’il y a plusieurs états dans l’homme par rapport à l’esprit. Il y a sur-tout l’état du sommeil qui est une espece d’infirmité périodique, & pourtant nécessaire, où, comme dans plusieurs autres maladies, nous ne pouvons pas faire usage de cette souplesse & de cette liberté d’esprit qui nous est si nécessaire pour démêler la vérité de l’erreur.

Observez que dans le sommeil nous ne pouvons penser à aucun objet, à moins que nous ne l’ayons vû auparavant, soit en tout, soit en partie : jamais l’image du soleil ni celle des étoiles, ni celle d’une fleur, ne se présenteront à l’imagination d’un enfant nouveau-né qui dort, ni même à celle d’un aveugle-né qui veille. Si quelquefois l’image d’un objet bisarre qui ne fut jamais dans la nature se présente à nous dans le sommeil, c’est que par l’usage de la vûe nous avons vû en divers tems & en divers objets, les membres différens dont cet Être chimérique est composé : tel est le tableau dont parle Horace au commencement de son art poétique ; la tête d’une belle femme, le cou d’un cheval, les plumes de différentes especes d’oiseaux, enfin une queue de poisson ; telles sont les parties dont l’ensemble forme ce tableau bisarre qui n’eut jamais d’original.

Les enfans nouveau-nés qui n’ont encore rien vû, & les aveugles de naissance, ne sauroient faire de pareilles combinaisons dans leur sommeil ; ils n’ont que le sentiment intime qui est une suite nécessaire de ce qu’ils sont des êtres vivans & animés, & de ce qu’ils ont des organes où circulent du sang & des esprits, unis à une substance spirituelle, par une union dont le Créateur s’est reservé le secret.

Le sentiment dont je parle ne sauroit être d’abord un sentiment refléchi, comme nous l’avons déja remarqué, parce que l’enfant ne peut point encore avoir d’idée de sa propre individualité, ou du moi. Ce sentiment refléchi du moi ne lui vient que dans la suite par le secours de la mémoire qui lui rappelle les différentes sortes de sensations dont il a été affecté ; mais en même tems il se souvient & il a conscience d’avoir toûjours été le même individu, quoiqu’affecté en divers tems & différemment ; voilà le moi.

Un indolent qui après un travail de quelques heures s’abandonne à son indolence & à sa paresse, sans être occupé d’aucun objet particulier, n’est-il pas, du moins pendant quelques momens, dans la situation de l’enfant nouveau-né, qui sent parce qu’il est vivant, mais qui n’a point encore cette idée refléchie, je sens ?

Nous avons déja remarqué avec le P. Buffier, que notre ame n’opere qu’autant que notre corps se trouve en certaine disposition (Traité des premieres vérités, III. part. pag. 8.) : la chose est indubitable & l’expérience en est journaliere, ajoûte ce respectable philosophe. (Ibid.)

En effet, les organes des sens & ceux du cerveau ne paroissent-ils pas destinés à l’exécution des opérations de l’ame en tant qu’unie au corps ? & comme le corps se trouve en divers états selon l’âge, selon l’air des divers climats qu’il habite, selon les alimens dont il se nourrit, &c. & qu’il est sujet à différentes maladies, par les différentes altérations qui arrivent à ses parties ; de même l’esprit est sujet à diverses infirmités, & se trouve en des états différens, soit à l’occasion de la disposition habituelle des organes destinés à ses fonctions, soit à cause des divers accidens qui surviennent à ces organes.

Quand les membres de notre corps ont acquis une certaine consistance, nous marchons, nous sommes en état de porter d’abord de petits fardeaux d’un lieu à un autre ; dans la suite nous pouvons en soûlever & en transporter de plus grands ; mais si quelqu’obstruction empêche le cours des esprits animaux, aucun de ces mouvemens ne peut être exécuté.

De même, lorsque parvenus à un certain âge, les organes de nos sens & ceux du cerveau se trouvent dans l’état requis pour donner lieu à l’ame d’exercer ses fonctions à un certain degré de rectitude, selon l’institution de la nature, ce que l’expérience générale de tous les hommes nous apprend ; on dit alors qu’on est parvenu à l’âge de raison. Mais s’il arrive que le jeu de ces organes soit troublé, les fonctions de l’ame sont interrompues : c’est ce qu’on ne voit que trop souvent dans les imbécilles, dans les insensés, dans les épileptiques, dans les apoplectiques, dans les malades qui ont le transport au cerveau, enfin dans ceux qui se livrent à des passions violentes.

Cette fiere raison dont on fait tant de bruit,
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit.

Des Houlieres, Idyle des moutons.

Ainsi l’esprit a ses maladies comme le corps, l’indocilité, l’entêtement, le préjugé, la précipitation, l’incapacité de se prêter aux reflexions des autres, les passions, &c.

Mais ne peut-on pas guérir les maladies de l’esprit, dit Cicéron ? on guérit bien celles du corps, ajoûte-t-il. His nulla-nè est adhibenda curatio ? an quòd corpora curari possint, animorum medicina nulla sit ? Cic. Tusc. lib. III. cap. ij. Une multitude d’observations physiques de medecine & d’anatomie, dit le savant auteur de l’économie animale, tom. III. pag. 215. deuxieme édit. à Paris chez Cavelier 1747. nous prouvent que nos connoissances dépendent des facultés organiques du corps. Ce témoignage joint à celui du P. Buffier & de tant d’autres savans respectables, fait voir qu’il y a deux sortes de moyens naturels pour guérir les maladies de l’esprit, du moins celles qui peuvent être guéries ; le premier moyen, c’est le régime, la tempérance, la continence, l’usage des alimens propres à guérir chaque sorte de maladie de l’esprit (voyez la médecine de l’esprit, par M. le Camus, chez Ganneau, à Paris, 1753), la fuite & la privation de tout ce qui peut irriter ces maladies. Il est certain que lorsque l’estomac n’est point surchargé, & que la digestion se fait aisément, les liqueurs coulent sans altération dans leurs canaux, & l’ame exerce ses fonctions sans obstacle.

Outre ces moyens, Cicéron nous exhorte d’écouter & d’étudier les leçons de la sagesse, & surtout d’avoir un desir sincere de guérir. C’est un