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grand ressort de l’autorité publique est dans le cœur des citoyens, & que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement. Non-seulement il n’y a que des gens de bien qui sachent administrer les lois, mais il n’y a dans le fond que d’honnêtes gens qui sachent leur obéir. Celui qui vient à bout de braver les remords, ne tardera pas à braver les supplices ; châtiment moins rigoureux, moins continuel, & auquel on a du moins l’espoir d’échapper ; & quelques précautions qu’on prenne, ceux qui n’attendent que l’impunité pour mal faire, ne manquent guere de moyens d’éluder la loi ou d’échapper à la peine. Alors comme tous les intérêts particuliers se réunissent contre l’intérêt général qui n’est plus celui de personne, les vices publics ont plus de force pour énerver les lois, que les lois n’en ont pour réprimer les vices ; & la corruption du peuple & des chefs s’étend enfin jusqu’au gouvernement, quelque sage qu’il puisse être : le pire de tous les abus est de n’obéir en apparence aux lois que pour les enfreindre en effet avec sureté. Bientôt les meilleures lois deviennent les plus funestes : il vaudroit mieux cent fois qu’elles n’existassent pas ; ce seroit une ressource qu’on auroit encore quand il n’en reste plus. Dans une pareille situation l’on ajoûte vainement édits sur édits, réglemens sur réglemens. Tout cela ne sert qu’à introduire d’autres abus sans corriger les premiers. Plus vous multipliez les lois, plus vous les rendez méprisables ; & tous les surveillans que vous instituez ne sont que de nouveaux infracteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part. Bientôt le prix de la vertu devient celui du brigandage : les hommes les plus vils sont les plus accrédités ; plus ils sont grands, plus ils sont méprisables ; leur infamie éclate dans leurs dignités, & ils sont deshonorés par leurs honneurs. S’ils achettent les suffrages des chefs ou la protection des femmes, c’est pour vendre à leur-tour la justice, le devoir & l’état ; & le peuple qui ne voit pas que ses vices sont la premiere cause de ses malheurs, murmure & s’écrie en gémissant : « Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m’en garantir ».

C’est alors qu’à la voix du devoir qui ne parle plus dans les cœurs, les chefs sont forcés de substituer le cri de la terreur ou le leurre d’un intérêt apparent dont ils trompent leurs créatures. C’est alors qu’il faut recourir à toutes les petites & méprisables ruses qu’ils appellent maximes d’état, & mystères du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur au gouvernement est employé par ses membres à se perdre & supplanter l’un l’autre, tandis que les affaires demeurent abandonnées, ou ne se font qu’à mesure que l’intérêt personnel le demande, & selon qu’il les dirige. Enfin toute l’habileté de ces grands politiques est de fasciner tellement les yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun croye travailler pour son intérêt en travaillant pour le leur ; je dis le leur, si tant est qu’en effet le véritable intérêt des chefs soit d’anéantir les peuples pour les soûmettre, & de ruiner leur propre bien pour s’en assûrer la possession.

Mais quand les citoyens aiment leur devoir, & que les dépositaires de l’autorité publique s’appliquent sincérement à nourrir cet amour par leur exemple & par leurs soins, toutes les difficultés s’évanoüissent, l’administration prend une facilité qui la dispense de cet art ténébreux dont la noirceur fait tout le mystere. Ces esprits vastes, si dangereux & si admirés, tous ces grands ministres dont la gloire se confond avec les malheurs du peuple, ne sont plus regrettés : les mœurs publiques suppléent au génie des chefs ; & plus la vertu regne, moins les talens sont nécessaires. L’ambition même est mieux servie par le devoir que par l’usurpation : le peuple

convaincu que ses chefs ne travaillent qu’à faire son bonheur, les dispense par sa déférence de travailler à affermir leur pouvoir ; & l’histoire nous montre en mille endroits que l’autorité qu’il accorde à ceux qu’il aime & dont il est aimé, est cent fois plus absolue que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne signifie pas que le gouvernement doive craindre d’user de son pouvoir, mais qu’il n’en doit user que d’une maniere légitime. On trouvera dans l’histoire mille exemples de chefs ambitieux ou pusillanimes, que la mollesse ou l’orgueil ont perdus, aucun qui se soit mal trouvé de n’être qu’équitable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec la modération, ni la douceur avec la foiblesse. Il faut être sévere pour être juste : souffrir la méchanceté qu’on a le droit & le pouvoir de réprimer, c’est être méchant soi-même.

Ce n’est pas assez de dire aux citoyens, soyez bons ; il faut leur apprendre à l’être ; & l’exemple même, qui est à cet égard la premiere leçon, n’est pas le seul moyen qu’il faille employer : l’amour de la patrie est le plus efficace ; car comme je l’ai déja dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particuliere est conforme en tout à la volonté générale, & nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons.

Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore & s’affoiblisse en s’étendant sur toute la terre, & que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d’un peuple européen. Il faut en quelque maniere borner & comprimer l’intérêt & la commisération pour lui donner de l’activité. Or comme ce penchant en nous ne peut être utile qu’à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l’humanité concentrée entre les concitoyens, prenne en eux une nouvelle force par l’habitude de se voir, & par l’intérêt commun qui les réunit. Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie : ce sentiment doux & vif qui joint la force de l’amour propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une éne : gie qui sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. C’est lui qui produisit tant d’actions immortelles dont l’éclat ébloüit nos foibles yeux, & tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables depuis que l’amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas ; les transports des cœurs tendres paroissent autant de chimeres à quiconque ne les a point sentis ; & l’amour de la patrie plus vif & plus délicieux cent fois que celui d’une maîtresse, ne se conçoit de même qu’en l’éprouvant : mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu’il échauffe, dans toutes les actions qu’il inspire, cette ardeur bouillante & sublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en est séparée. Osons opposer Socrate même à Caton : l’un étoit plus philosophe, & l’autre plus citoyen. Athenes étoit déja perdue, & Socrate n’avoit plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la sienne au fond de son cœur ; il ne vivoit que pour elle & ne put lui survivre. La vertu de Socrate est colle du plus sage des hommes : mais entre César & Pompée, Caton semble un dieu parmi des mortels. L’un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, & meurt pour la vérité : l’autre défend l’état, la liberté, les lois contre les conquérans du monde, & quitte enfin la terre quand il n’y voit plus de patrie à servir. Un digne éleve de Socrate seroit le plus vertueux de ses contemporains ; un digne émule de Caton en seroit le plus grand. La vertu du premier feroit son bonheur, le second chercheroit son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l’un & conduits par l’autre, & cela seul décideroit de la préference : car on n’a jamais fait un