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soit trop de sa santé pour se bien porter, & il en faisoit trop peu de cas pour appeller le medecin quand il étoit indisposé ; il fut attaqué d’une esquinancie, dont il mourut à l’âge de 66 ans, la seconde année du regne de l’empereur Claude. Il disoit en mourant : equidem jam enitor quod in nobis divinum est, ad divinum ipsum quod viget in universo, adjungere : « je m’efforce de rendre à l’ame du monde, la particule divine que j’en tiens séparée ». Il admettoit la métempsycose, comme une maniere de se purifier ; mais il mourut convaincu que son ame étoit devenue si pure par l’étude continuelle de la Philosophie, qu’elle alloit rentrer dans le sein de Dieu, sans passer par aucune épreuve nouvelle. Sa philosophie fut généralement adoptée, & l’école d’Alexandrie le regarda comme son chef, quoiqu’il eût eu pour prédécesseurs Ammonius & Potamon.

Amelius successeur de Plotin avoit passé ses premieres années sous l’institution du stoïcien Lisimaque. Il s’attacha ensuite à Plotin. Il travailla pendant vingt-quatre ans à débrouiller le cahos des idées moitié philosophiques, moitié théurgiques, de ce vertueux & singulier fanatique. Il écrivit beaucoup ; & quand ses ouvrages n’auroient servi qu’à reconcilier Porphyre avec l’Eclectisme de Plotin, ils n’auroient pas été inutiles au progrès de la secte.

Porphyre, cet ennemi si fameux du nom chrétien, naquit à Tyr la douzieme année du regne d’Alexandre Severe ; 233 ans après la naissance de J. C. il apostasia pour quelques coups de bâton que des chrétiens lui donnerent mal-à-propos. Il étudia à Athenes sous Longin, qui l’appella Porphyre ; Malchus, son nom de famille, paroissoit trop dur à l’oreille du rhéteur. Malchus ou Porphyre avoit alors dix-huit ans ; il étoit déjà très-versé dans la Philosophie & dans les Lettres. A l’âge de vingt ans il vint à Rome étudier la Philosophie sous Plotin. Une extrème sobriété, de longues veilles, des disputes continuelles lui brûlerent le sang, & tournerent son esprit à l’enthousiasme & à la mélancholie. J’observerai ici en passant, qu’il est impossible en Poésie, en Peinture, en Eloquence, en Musique, de rien produire de sublime sans enthousiasme. L’enthousiasme est un mouvement violent de l’ame, par lequel nous sommes transportés au milieu des objets que nous avons à représenter ; alors nous voyons une scene entiere se passer dans notre imagination, comme si elle étoit hors de nous : elle y est en effet, car tant que dure cette illusion, tous les êtres présens sont anéantis, & nos idées sont réalisées à leur place : ce ne sont que nos idées que nous appercevons, cependant nos mains touchent des corps, nos yeux voyent des êtres animés, nos oreilles entendent des voix. Si cet état n’est pas de la folie, il en est bien voisin. Voilà la raison pour laquelle il faut un très-grand sens pour balancer l’enthousiasme. L’enthousiasme n’entraîne que quand les esprits ont été préparés & soûmis par la force de la raison ; c’est un principe que les Poëtes ne doivent jamais perdre de vûe dans leurs fictions, & que les hommes éloquens ont toûjours observé dans leurs mouvemens oratoires. Si l’enthousiasme prédomine dans un ouvrage, il répand dans toutes ses parties je ne sai quoi de gigantesque, d’incroyable & d’énorme. Si c’est la disposition habituelle de l’ame, & la pente acquise ou naturelle du caractere, on tient des discours alternativement insensés & sublimes ; on se porte à des actions d’un héroïsme bisarre, qui marquent en même tems la grandeur, la force, & le desordre de l’ame. L’enthousiasme prend mille formes diverses : l’un voit les cieux ouverts sur sa tête, l’autre les enfers s’ouvrir sous ses piés : celui-ci se croit au milieu des esprits célestes, il entend leurs divins concerts, il en est transporté ; celui-là s’adresse aux furies, il voit leurs torches allumées,

il est frappé de leurs cris ; elles le poursuivent ; il fuit effrayé devant elles. Porphyre n’étoit pas éloigné de cet état enchanteur ou terrible, lorsque Plotin, qui le suivoit à la piste, l’atteignit ; il étoit assis à la pointe du promontoire de Lilybée ; il versoit des larmes ; il tiroit de profonds soupirs de sa poitrine ; il avoit les yeux fixement attachés sur les eaux ; il repoussoit les alimens qu’on lui présentoit ; il craignoit l’approche d’un homme ; il vouloit mourir. Il étoit dans un accès d’enthousiasme, qui grossissoit à son imagination les miseres de la nature humaine, & qui lui représentoit la mort comme le plus grand bonheur d’un être qui pense, qui sent, qui a le malheur de vivre. Voici un autre enthousiaste ; c’est Plotin, qui fortement frappé du péril où il apperçoit son disciple & son ami, éprouve sur le champ un autre accès d’enthousiasme qui sauve Porphyre de la fureur tranquille & sourde dont il est possedé. Ce qu’il y a de singulier, c’est que celui-ci se prend pour un homme sensé : écoutez-le ; studium nunc istud, ô Porphyri, tuum, non sanæ mentis est, sed animi atrâbile furentis. Un troisieme qui eût été témoin, de sang froid, de l’action outrée & du ton emphatique de Plotin, n’auroit-il pas été tenté de lui rendre à lui-même son apostrophe, & de lui dire en imitant son action & son emphase : studium nunc istud, ô Plotine, tuum, honestæ revera mentis est, sed animi splendida bile furentis. Au reste, si un accès d’enthousiasme peut être reprimé, c’est par un autre accès d’enthousiasme. La véritable éloquence seroit en pareil cas foible, froide, & resteroit sans effet : il faut un choc plus violent, & la secousse d’un instrument plus analogue. Porphyre follement persuadé que le Christianisme rend les hommes méchans & misérables (méchans, disoit-il, en multipliant les devoirs à l’infini & en pervertissant l’ordre des devoirs ; misérables, en remplissant les ames de remords & de terreurs) écrivit quinze livres pour les détromper. Je crains bien que Théodose ne leur ait fait trop d’honneur par l’édit qui les supprima ; & j’oserois presqu’assûrer, sur les fragmens qui nous en restent dans les Peres qui l’ont refuté, qu’il y avoit beaucoup plus d’éloquence & d’enthousiasme que de bon sens & de philosophie. Il m’a semblé que l’enthousiasme étoit une maladie épidémique particuliere à ces tems, qui n’avoit pas entierement épargné les hommes les plus respectables par leurs talens, leurs connoissances, leur état, & leurs mœurs. L’un croyoit avoir répondu à Porphyre, lorsqu’il lui avoit dit qu’il étoit l’ami intime du diable ; un autre prenoit, sans s’en appercevoir, le ton de Porphyre, lorsqu’il l’appelloit impie, blasphemateur, fou, calomniateur, impudent, sycophante. La cause du Christianisme étoit trop bonne, & les Peres avoient trop de raisons pour accumuler tant d’injures. Cet endroit ne sera pas le seul de cet article où nous aurons lieu de remarquer, pour la consolation des ames foibles & la nôtre, que dans les plus grands saints l’homme perce toûjours par quelqu’endroit. Porphyre vêcut beaucoup plus long tems qu’on ne pouvoit l’espérer d’un homme de son caractere. Il atteignit l’âge de soixante & douze ans, & ne mourut que l’an 305 de J. C.

Jamblique disciple de Porphyre, fut une des lumieres principales de l’école d’Alexandrie. Le Paganisme menaçoit ruine de toutes parts, lorsque ce philosophe théurgiste parut ; il combattit pour ses dieux, & ne combattit pas sans succès. C’est une chose remarquable que l’aversion presque générale des philosophes éclectiques pour le Christianisme, & leur attachement opiniâtre à l’idolatrie. Pouvoit-il donc y avoir un système plus ridicule que celui de la Mythologie ? S’il étoit naturel que le sacrifice exigé dans la religion chrétienne, de l’esprit de l’homme par des mystères, de son corps par des jeûnes & des