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& applications métaphoriques ; tout ce que l’on peut exiger, c’est qu’il fasse connoître au moins celles qui sont le plus en usage.

Qu’il me soit permis de remarquer à cette occasion, comment la combinaison du sens métaphorique des mots avec leur sens figuré peut aider l’esprit & la mémoire dans l’étude des langues. Je suppose qu’on sache assez de mots d’une langue quelconque pour pouvoir entendre à-peu-près le sens de chaque phrase dans des livres qui soient écrits en cette langue, & dont la diction soit pure & la syntaxe facile ; je dis que sans le secours d’un dictionnaire, & en se contentant de lire & de relire assidument les livres dont je parle, on apprendra le sens d’un grand nombre d’autres mots : car le sens de chaque phrase étant entendu à-peu-près, comme je le suppose, on en conclura quel est du moins à-peu-près le sens des mots qu’on n’entend point dans chaque phrase ; le sens qu’on attachera à ces mots sera, ou le sens propre, ou le sens figuré : dans le premier cas on aura trouvé le vrai sens du mot, & il ne faudra que le rencontrer encore une ou deux fois pour se convaincre qu’on a deviné juste : dans le second cas, si on rencontre encore le même mot ailleurs, ce qui ne peut guere manquer d’arriver, on comparera le nouveau sens qu’on donnera à ce mot, avec celui qu’on lui donnoit dans le premier cas ; on cherchera dans ces deux sens ce qu’ils peuvent avoir d’analogue, l’idée commune qu’ils peuvent renfermer, & cette idée donnera le sens propre & primitif. Il est certain qu’on pourroit apprendre ainsi beaucoup de mots d’une langue en assez peu de tems. En effet il n’est point de langue étrangere que nous ne puissions apprendre, comme nous avons appris la nôtre ; & il est évident qu’en apprenant notre langue maternelle, nous avons deviné le sens d’un grand nombre de mots, sans le secours d’un dictionnaire qui nous les expliquât : c’est par des combinaisons multipliées, & quelquefois très-fines, que nous y sommes parvenus ; & c’est ce qui me fait croire, pour le dire en passant, que le plus grand effort de l’esprit est celui qu’on fait en apprenant à parler ; je le crois encore au-dessus de celui qu’il faut faire pour apprendre à lire : celui-ci est purement de mémoire, & machinal ; l’autre suppose au moins une sorte de raisonnement & d’analyse.

Je reviens à la distinction du sens précis & propre des mots, d’avec leur sens vague & métaphorique : cette distinction sera fort utile pour le développement & l’explication des synonymes, autre objet très-important dans un dictionnaire de langues. L’expérience nous a appris qu’il n’y a pas dans notre langue deux mots qui soient parfaitement synonymes, c’est-à-dire qui en toute occasion puissent être substitués indifféremment l’un à l’autre : je dis en toute occasion ; car ce seroit une imagination fausse & puérile, que de prétendre qu’il n’y a aucune circonstance où deux mots puissent être employés sans choix l’un à la place de l’autre ; l’expérience prouveroit le contraire, ainsi que la lecture de nos meilleurs ouvrages. Deux mots exactement & absolument synonymes, seroient sans doute un défaut dans une langue, parce que l’on ne doit point multiplier sans nécessité les mots non plus que les êtres, & que la premiere qualité d’une langue est de rendre clairement toutes les idées avec le moins de mots qu’il est possible : mais ce ne seroit pas un moindre inconvénient, que de ne pouvoir jamais employer indifféremment un mot à la place d’un autre : non-seulement l’harmonie & l’agrément du discours en souffriroient, par l’obligation où l’on seroit de répéter souvent les mêmes termes ; mais encore une telle langue seroit nécessairement pauvre, & sans aucune finesse. Car qu’est-ce qui constitue deux ou plusieurs

mots synonymes ? c’est un sens général qui est commun à ces mots : qu’est-ce qui fait ensuite que ces mots ne sont pas toûjours synonymes ? ce sont des nuances souvent délicates, & quelquefois presqu’insensibles, qui modifient ce sens primitif & général. Donc toutes les fois que par la nature du sujet qu’on traite, on n’a point à exprimer ces nuances, & qu’on n’a besoin que du sens général, chacun des synonymes peut être indifféremment employé. Donc réciproquement toutes les fois qu’on ne pourra jamais employer deux mots l’un pour l’autre dans une langue, il s’ensuivra que le sens de ces deux mots différera, non par des nuances fines, mais par des différences très-marquées & très-grossieres : ainsi les mots de la langue n’exprimeront plus ces nuances, & dès-lors la langue sera pauvre & sans finesse.

Les synonymes, en prenant ce mot dans le sens que nous venons d’expliquer, sont très-fréquens dans notre langue. Il faut d’abord, dans un dictionnaire, déterminer le sens général qui est commun à tous ces mots ; & c’est-là souvent le plus difficile : il faut ensuite déterminer avec précision l’idée que chaque mot ajoûte au sens général, & rendre le tout sensible par des exemples courts, clairs, & choisis.

Il faut encore distinguer dans les synonymes les différences qui sont uniquement de caprice & d’usage quelquefois bisarre, d’avec celles qui sont constantes & fondées sur des principes. On dit, p. ex. tout conspire à mon bonheur ; tout conjure ma perte : voilà conspirer qui se prend en bonne part, & conjurer en mauvaise ; & on seroit peut-être tenté d’abord d’en faire une espece de regle : cependant on dit également bien conjurer la perte de l’état, & conspirer contre l’état : on dit aussi la conspiration, & non la conjuration des poudres. De même on dit indifféremment des pleurs de joie, ou des larmes de joie : cependant on dit des larmes de sang, plûtôt que des pleurs de sang ; & des pleurs de rage, plûtôt que des larmes de rage : ce sont là des bisarreries de la langue, sur lesquelles est fondée en partie la connoissance des synonymes. Un auteur qui écrit sur cette matiere, doit marquer avec soin ces différences, au moins par des exemples qui donnent occasion au lecteur de les observer. Je ne crois pas non plus qu’il soit nécessaire dans les exemples de synonymes qu’on donnera, que chacun des mots qui composent un article de synonymes, fournisse dans cet article un nombre égal d’exemples : ce seroit une puérilité, que de ne vouloir jamais s’écarter de cette regle ; il seroit même souvent impossible de la bien remplir : mais il est bon aussi de l’observer, le plus qu’il est possible, sans affectation & sans contrainte, parce que les exemples sont par ce moyen plus aisés à retenir. Enfin un article de synonymes n’en sera pas quelquefois moins bon, quoiqu’on puisse dans les exemples substituer un mot à la place de l’autre ; il faudra seulement que cette substitution ne puisse être réciproque : ainsi quand on voudra marquer la différence entre pleurs & larmes, on pourra donner pour exemple entre plusieurs autres, les larmes d’une mere, & les pleurs de la vigne ou de l’aurore, quoiqu’on puisse dire aussi-bien les pleurs d’une mere, que ses larmes ; parce qu’on ne peut pas dire de même les larmes de la vigne ou de l’aurore, pour les pleurs de l’une ou de l’autre. Les différens emplois des synonymes se démêlent en général par une définition exacte de la valeur précise de chaque mot, par les différentes circonstances dans lesquelles on en fait usage, les différens genres de styles où on les applique, les différens mots auxquels ils se joignent, leur usage au sens propre ou au figuré, &c. Voyez Synonyme.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de la signification des mots, passons maintenant à la cons-