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absolument d’autre loi qui le domine, que celle de ses caprices : il résulte de la nature de ce pouvoir, qu’il passe tout entier dans les mains de la personne à qui il est confié. Cette personne, ce visir devient le despote lui-même, & chaque officier particulier devient le visir. L’établissement d’un visir découle du principe fondamental des états despotiques. Lorsque les eunuques ont affoibli le cœur & l’esprit des princes d’Orient, & souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire du palais pour les placer sur le throne ; ils font alors un visir, afin de se livrer dans leur serrail à l’excès de leurs passions stupides : ainsi plus un tel prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires sont grandes, & moins il délibere sur les affaires, ce soin appartient au visir. Celui-ci, incapable de sa place, ne peut ni représenter ses craintes au sultan sur un évenement futur, ni excuser ses mauvais succès sur le caprice de la fortune. Dans un tel gouvernement, le partage des hommes, comme des bêtes, y est sans aucune différence ; l’instinct, l’obéissance, le châtiment. En Perse quand le sophi a disgracié quelqu’un, ce seroit manquer au respect que de présenter un placet en sa faveur ; lorsqu’il l’a condamné, on ne peut plus lui en parler ni demander grace : s’il étoit yvre ou hors de sens, il faudroit que l’arrêt s’exécutât tout de même ; sans cela il se contrediroit, & le sophi ne sauroit se contredire.

Mais si dans les états despotiques le prince est fait prisonnier, il est censé mort, & un autre monte sur le throne ; les traités qu’il fait comme prisonnier sont nuls, son successeur ne les ratifieroit pas : en effet, comme il est la loi, l’état & le prince, & que sitôt qu’il n’est plus le prince il n’est rien ; s’il n’étoit pas censé mort, l’état seroit détruit. La conservation de l’état n’est dans la conservation du prince, ou plûtôt du palais où il est enfermé ; c’est pourquoi il fait rarement la guerre en personne.

Malgre tant de précautions, la succession à l’empire dans les états despotiques n’en est pas plus assûrée, & même elle ne peut pas l’être ; envain seroit-il établi que l’aîné succéderoit, le prince en peut toûjours choisir un autre. Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élû, il arrive que celui qui monte sur le throne, fait d’abord étrangler ses freres, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol : ou si l’on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance du throne est suivie d’une affreuse guerre civile. De cette maniere personne n’est monarque que de fait dans les états despotiques.

On voit bien que ni le droit naturel ni le droit des gens ne sont le principe de tels états, l’honneur ne l’est pas davantage ; les hommes y étant tous égaux, on ne peut pas s’y préférer aux autres ; les hommes y étant tous esclaves, on n’y peut se préférer à rien. Encore moins chercherions-nous ici quelqu’étincelle de magnanimité : le prince donneroit-il ce qu’il est bien éloigné d’avoir en partage ? Il ne se trouve chez lui ni grandeur ni gloire. Tout l’appui de son gouvernement est fondé sur la crainte qu’on a de sa vengeance ; elle abat tous les courages, elle éteint jusqu’au moindre sentiment d’ambition : la religion ou plutôt la superstition fait le reste, parce que c’est une nouvelle crainte ajoûtée à la premiere. Dans l’empire mahométan, c’est de la religion que les peuples tirent principalement le respect qu’ils ont pour leur prince.

Entrons dans de plus grands détails, pour mieux dévoiler la nature & les maux des gouvernemens despotiques de l’Orient.

D’abord, le gouvernement despotique s’exerçant dans leurs états sur des peuples timides & abattus,

tout y roule sur un petit nombre d’idées ; l’éducation s’y borne à mettre la crainte dans le cœur, & la servitude en pratique. Le savoir y est dangereux, l’émulation funeste : il est également pernicieux qu’on y raisonne bien ou mal ; il suffit qu’on raisonne, pour choquer ce genre de gouvernement : l’éducation y est donc nulle ; on ne pourroit que faire un mauvais sujet, en voulant faire un bon esclave :

Le savoir, les talens, la liberté publique,
Tout est mort sous le joug du pouvoir despotique.

Les femmes y sont esclaves ; & comme il est permis d’en avoir plusieurs, mille considérations obligent de les renfermer : comme les souverains en prennent tout autant qu’ils en veulent, ils en ont un si grand nombre d’enfans, qu’ils ne peuvent guere avoir d’affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs freres. D’ailleurs il y a tant d’intrigues dans leur serrail, ces lieux où l’artifice, la méchanceté, la ruse regnent dans le silence, que le prince lui-même y devenant tous les jours plus imbécille, n’est en effet que le premier prisonnier de son palais.

C’est un usage établi dans les pays despotiques, que l’on n’aborde personne au-dessus de soi sans lui faire des présens. L’empereur du Mogol n’admet point les requêtes de ses sujets, qu’il n’en ait reçu quelque chose. Cela doit être dans un gouvernement où l’on est plein de l’idée que le supérieur ne doit rien à l’inférieur, dans un gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les châtimens que les uns exercent sur les autres.

La pauvreté & l’incertitude de la fortune y naturalisent l’usure, chacun augmentant le prix de son argent à proportion du péril qu’il a à le prêter. La misere vient de toutes parts dans ces pays malheureux ; tout y est ôté, jusqu’à la ressource des emprunts. Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans avoir des mains qui exercent ses injustices : or il est impossible que ces mains ne s’employent pour elles-mêmes, ainsi le péculat y est inévitable. Dans des pays où le prince se déclare propriétaire des fonds & l’héritier de ses sujets, il en résulte nécessairement l’abandon de la culture des terres, tout y est en friche, tout y devient desert. « Quand les Sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pié, & cueillent le fruit ». Voilà le gouvernement despotique, dit l’auteur de l’esprit des lois ; Raphael n’a pas mieux peint l’école d’Athenes.

Dans un gouvernement despotique de cette nature, il n’y a donc point de lois civiles sur la propriété des terres, puisqu’elles appartiennent toutes au despote. Il n’y en a pas non plus sur les successions, parce que le souverain a seul le droit de succéder. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de lois sur le Commerce. Comme on ne peut pas augmenter la servitude extrème, il ne paroît point dans les pays despotiques d’Orient, de nouvelles lois en tems de guerre pour l’augmentation des impôts, ainsi que dans les républiques & dans les monarchies, où la science du gouvernement peut lui procurer au besoin un accroissement de richesses. Les mariages que l’on contracte dans les pays orientaux avec des filles esclaves, font qu’il n’y a guere de lois civiles sur les dots & sur les avantages des femmes. Au Masulipatam on n’a pû découvrir qu’il y eût des lois écrites ; le Védan & autres livres pareils ne contiennent point de lois civiles. En Turquie, où l’on s’embarrasse également peu de la fortune, de la vie & de l’honneur des sujets, on termine promptement d’une façon ou d’autre toutes les disputes ; le bacha fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sous la plante des piés des plaideurs, & les renvoye chez eux.