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nitif, ou à quelqu’autre cas : mais ils ne parlent ainsi, que parce qu’ils ont l’imagination accoûtumée dès l’enfance à la pratique de la langue latine ; ainsi comme lorsqu’on dit en latin pietas Reginæ, on a appris que Reginæ étoit au génitif ; on croit par imitation & par habitude, que lorsqu’en françois on dit la piété de la Reine, de la Reine est aussi un génitif.

Mais c’est abuser de l’analogie & n’en pas connoître le véritable usage, que de tirer de pareilles inductions : c’est ce qui a séduit nos Grammairiens & leur a fait donner six cas & cinq déclinaisons à notre langue, qui n’a ni cas ni déclinaisons. De ce que Pierre a une maison, s’ensuit-il que Paul en ait une aussi ? Je dois considérer à part le bien de Pierre, & à part celui de Paul.

Ainsi le grammairien philosophe doit raisonner de la langue particuliere dont il traite, relativement à ce que cette langue est en elle-même, & non par rapport à une autre langue. Il n’y a que certaines analogies générales qui conviennent à toutes les langues, comme il n’y a que certaines propriétés de l’humanité qui conviennent également à Pierre, à Paul, & à tous les autres hommes.

Encore un coup, en chaque langue particuliere les différentes vûes de l’esprit sont désignées de la maniere qu’il plaît à l’usage de chaque langue de les désigner.

En françois si nous voulons faire connoître qu’un nom est le terme ou l’objet de l’action ou du sentiment que le verbe actif signifie, nous plaçons simplement ce nom après le verbe, aimer Dieu, craindre les hommes, j’ai vû le roi & la reine.

Les Espagnols, comme on l’a déjà observé, mettent en ces occasions la préposition à entre le verbe & le nom, amar à Dios, temer à los hombres ; hè visto al rey y à la reyna.

Dans les langues qui ont des cas, on donne alors au nom une terminaison particuliere qu’on appelle accusatif, pour la distinguer des autres terminaisons. Amare patrem, pourquoi dit-on que patrem est à l’accusatif ? c’est parce qu’il a la terminaison qu’on appelle accusatif dans les rudimens latins.

Mais si selon l’usage de la langue latine nous mettons ce mot patrem après certaines prépositions, propter patrem, adversùs patrem, &c. ce mot patrem sera-t-il également à l’accusatif ? oui sans doute, puisqu’il conserve la même terminaison. Quoi, il ne deviendra pas alors un ablatif ? nullement. Il est cependant le cas d’une préposition ? j’en conviens ; mais ce n’est pas de la position du nom après la préposition ou après le verbe que se tirent les dénominations des cas.

Quand on demande en quel cas faut-il mettre un nom après un tel verbe ou une telle préposition, on veut dire seulement : de toutes les terminaisons d’un tel nom, quelle est celle qu’il faut lui donner après ce verbe ou après cette préposition, suivant l’usage de la langue dans laquelle on parle ?

Si nous disons pro patre, alors patre sera à l’ablatif, c’est-à-dire que ce mot aura la terminaison particuliere que les rudimens latins nomment ablatif.

Pourquoi ne pas raisonner de la même maniere à l’égard du grec ? pourquoi imaginer dans cette langue un plus grand nombre de cas qu’elle n’a de terminaisons différentes dans ses noms selon les paradigmes de ses rudimens ?

L’ablatif, comme nous l’avons déjà remarqué, est un cas particulier à la langue latine, pourquoi en transporter le nom au datif de la langue greque, quand ce datif est précédé d’une préposition, ou pourquoi ne pas donner également le nom d’ablatif au génitif ou à l’accusatif grec, quand ils sont également à la suite d’une préposition, qu’ils détermi-

nent de la même maniere que le datif détermine celle qui le précéde ?

Transportons-nous en esprit au milieu d’Athenes dans le tems que la langue greque, qui n’est plus aujourd’hui que dans les livres, étoit encore une langue vivante. Un Athénien qui ignore la langue & la grammaire latine, conversant avec nous, commence un discours par ces mots : παρὰ τοῖς ἐμφυλίοις πολέμοις, c’est-à-dire, dans les guerres civiles.

Nous interrompons l’Athénien, & nous lui demandons en quel cas sont ces trois mots, τοῖς ἐμφυλίοις πολέμοις. Ils sont au datif, nous répond-il. Au datif ! vous vous trompez, répliquons-nous, vous n’avez donc pas lû la belle dissertation de la méthode de P. R. ils sont à l’ablatif à cause de la préposition παρὰ, ce qui rend votre langue plus analogue à la langue latine.

L’Athénien nous réplique qu’il sait sa langue ; que la préposition παρὰ se joint à trois cas, au génitif, au datif, ou enfin à l’accusatif ; qu’il n’en veut pas savoir davantage ; qu’il ne connoît pas notre ablatif, & qu’il se met fort peu en peine que sa langue ait de l’analogie avec la langue latine : c’est plutôt aux Latins, ajoûte-t-il, à chercher à faire honneur à leur langue, en découvrant dans le latin quelques façons de parler imitées du grec.

En un mot, dans les langues qui ont des cas, ce n’est que par rapport à la terminaison que l’ont dit d’un nom qu’il est à un tel cas plutôt qu’à un autre. Il est indifférent que ce cas soit précédé d’un verbe, d’une préposition, ou de quelqu’autre mot. Le cas conserve toûjours la même dénomination, tant qu’il garde la même terminaison.

Nous avons observé plus haut qu’il y a un grand nombre d’exemples en latin, où le datif est mis pour l’ablatif, sans que pour cela ce datif soit moins un datif, ni qu’on dise qu’alors il devienne ablatif ; frater amate mihi, pour à me.

Nous avons en françois dans les verbes deux prétérits qui répondent à un même prétérit latin : j’ai lû ou je lûs, legi ; j’ai écrit ou j’écrivis, scripsi.

Supposons pour un moment que la langue françoise fût la langue ancienne, & que la langue latine fût la moderne, l’auteur de la méthode de P. R. nous diroit-il que quoique legi quand il signifie je lûs, ait la même terminaison qu’il a lorsqu’il signifie j’ai lû, ce n’est pourtant pas le même tems, ce sont deux tems qu’il faut bien distinguer ; & qu’en admettant une distinction entre ce même mot, on fait voir un rapport merveilleux entre la langue françoise & la langue latine.

Mais de pareilles analogies, d’une langue à une autre, ne sont pas justes : chaque langue a sa maniere particuliere, qu’il ne faut point transporter de l’une à l’autre.

La méthode de P. R. oppose qu’en latin l’ablatif de la seconde déclinaison est toûjours semblable au datif, que cependant on donne le nom d’ablatif à cette terminaison, lorsqu’elle est précédée d’une préposition. Elle ajoute qu’en parlant d’un nom indéclinable qui se trouve dans quelque phrase, on dit qu’il est ou au génitif ou au datif, &c. Je répons que voilà l’occasion de raisonner par analogie, parce qu’il s’agit de la même langue ; qu’ainsi puisqu’on dit en latin à l’ablatif à patre, pro patre, &c. & qu’alors patre, fructu, die, &c. sont à l’ablatif, domino étant considéré sous le même point de vûe, dans la même langue, doit être regardé par analogie comme étant un ablatif.

A l’égard des noms indéclinables, il est évident que ce n’est encore que par analogie que l’on dit qu’ils sont à un tel cas, ce qui ne veut dire autre chose, si ce n’est que si ce nom n’étoit pas indéclinable, on lui donneroit telle ou telle terminaison,