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On objectera peut-être à ma derniere proposition, que dans le cas où les capitaux seroient rares dans le commerce, ce seroit priver le cultivateur de sa ressource.

Mais les capitaux ne peuvent desormais être rares dans le commerce, qu’à raison d’un discrédit public. Ce discredit seroit occasionné par quelque vice intérieur : c’est où il faudroit nécessairement remonter. Dans ces circonstances funestes, la plus grande partie du peuple manque d’occupation ; il convient donc pour conserver sa population, que la denrée de premiere nécessité soit à très-vil prix : il est dans l’ordre de la justice qu’un desastre public soit supporté par tous. D’ailleurs si les uns resserrent leur argent, d’autres resserrent également leurs denrées : des exportations considérables réduiroient le peuple aux deux plus terribles extrémités à la fois, la cessation du travail, & la cherté de la subsistance.

La réduction des prix de nos ports & de nos frontieres sur les prix proposés, relativement aux poids & mesures de chaque lieu, est une opération très-facile, & encore plus avantageuse à l’état, par deux raisons.

1°. Afin d’égaler la condition de toutes les provinces, ce qui est juste.

2°. Afin d’éviter l’arbitraire presqu’inévitable autrement. Dès ce moment l’égalité de condition cesseroit entre les provinces ; on perdroit tout le fruit de la police, soit intérieure, soit extérieure, qui ne peuvent jamais se soûtenir l’une sans l’autre.

A l’égard des grains venant de l’étranger, c’est une bonne police d’en prohiber l’importation pour favoriser ses terres : la prohibition peut toûjours être levée, quand la nécessité l’ordonne. Nous n’avons point à craindre que les étrangers nous en refusent ; & si par un évenement extraordinaire au-dessus de toutes les lois humaines, l’état se trouvoit dans la disette, il peut se reposer de sa subsistance sur l’appas du gain & la concurrence de ses négocians. La circonstance seule d’une guerre, & d’une guerre malheureuse par mer, peut exiger que le gouvernement se charge en partie de ce soin.

Il ne seroit pas convenable cependant de priver l’état du commerce des grains étrangers, s’il présente quelque profit à ses navigateurs. Les ports francs sont destinés à faire au-dehors toutes les spéculations illicites au-dedans. Avec une attention médiocre il est très-facile d’arrêter dans leur enceinte toutes les denrées, qu’il seroit dangereux de communiquer au reste du peuple, sur-tout lorsqu’elles sont d’un volume aussi considérable que les grains. Il suffit de le vouloir, & de persuader à ceux qui sont chargés d’y veiller, qu’ils sont réellement payés pour cela.

Ainsi en tout tems on pourroit en sûreté laisser les négocians de Dunkerque, de Bayonne & de Marseille entretenir des greniers de grains du Nord, de Sicile ou d’Afrique, pour les réexporter en Italie, en Espagne, en Portugal, en Hollande, mais jamais en France hors de leur ville. Ces dépôts, s’il s’en formoit de pareils, ne pourroient que contribuer à nous épargner les révolutions sur les prix, en rassûrant l’imagination timide des consommateurs.

Les personnes qui compareront les prix de l’Angleterre avec ceux que je propose, regretteront sans doute de voir nos terres aussi éloignées d’un pareil produit en grains : outre que ce n’est pas nous priver de cette espérance, les principes que nous avons établis au commencement, calmeront en partie ces regrets. Il est essentiel de conserver notre main-d’œuvre à bon marché jusqu’à un certain point, & sans gêne cependant, tant que l’intérêt de notre argent sera haut : notre commerce extérieur en sera plus étendu ; les richesses qu’il apporte augmentent

le nombre des consommateurs de la viande, du vin, du beurre, enfin de toutes les productions de la terre de seconde, troisieme & quatrieme nécessité. Ces consommations payent des droits qui soulagent la terre ; car dans un pays où il n’y auroit point de productions de l’industrie, ce seroit la terre qui payeroit seule les impôts. Réciproquement les manufactures augmentent avec la multiplication des bestiaux, & celle-ci fertilise les terres.

Nous avons encore remarqué que l’état est obligé d’entretenir un nombre très-considérable de matelots & de soldats ; il est infiniment avantageux qu’ils puissent subsister avec leur paye médiocre, sans quoi les dépenses publiques s’accroîtront, & les taxes avec elles.

Ce n’est point non plus sur une quantité d’argent qu’on peut comparer l’aisance des sujets de deux états. Cette comparaison doit être établie sur la nature & la quantité des commodités qu’ils sont en état de se procurer avec la somme respective qu’ils possedent en argent.

Si la circulation de nos especes est établie au même point que l’est en Angleterre celle des valeurs représentatives, si nos terres ne sont pas plus chargées dans la proportion de leur revenu, si le recouvrement des taxes est aussi favorable à l’industrie du laboureur, notre agriculture fleurira comme la leur ; nos récoltes seront aussi abondantes, à raison de l’étendue, de la fertilité des terres réciproques ; le nombre de nos cultivateurs se trouvera dans la même proportion avec les autres classes du peuple, & enfin ils joüiront de la même aisance que ceux de l’Angleterre.

Cette observation renferme plusieurs des autres conditions qui peuvent conduire l’agriculture à sa perfection. Les principes que nous avons présentés sur l’objet le plus essentiel de la culture, ont besoin eux-mêmes d’être secondés par d’autres, parce que les hommes étant susceptibles d’une grande variété d’impressions, le législateur ne peut les amener à son but que par une réunion de motifs. Ainsi la meilleure police sur les grains ne conduiroit point seule la culture à sa perfection, si d’ailleurs la nature & le recouvrement des impôts ne donnoient au cultivateur l’espérance, &, ce qui est plus sûr, n’établissoient dans son esprit l’opinion que son aisance croîtra avec ses travaux, avec l’augmentation de ses troupeaux, les défrichemens qu’il pourra entreprendre, les méthodes qu’il pourra employer pour perfectionner son art, enfin avec l’abondance des moissons que la providence daignera lui accorder. Dans un pays où le laboureur se trouveroit entre un maître avide qui exige rigoureusement le terme de sa rente, & un receveur des droits que pressent les besoins publics, il vivroit dans la crainte continuelle de deux exécutions à la fois ; une seule suffit pour le ruiner & le décourager.

Si le colon ne laisse rien pour la subsistance de l’abeille dans la ruche où elle a composé le miel & la cire, lorsqu’elle ne périt pas elle se décourage, & porte son industrie dans d’autres ruches.

La circulation facile des denrées est encore un moyen infaillible de les multiplier. Si les grands chemins n’étoient point sûrs ou praticables, l’abondance onéreuse du laboureur le décourageroit bientôt de sa culture. Si par des canaux ou des rivieres navigables bien entretenues, les provinces de l’intérieur n’avoient l’espérance de fournir aux besoins des provinces les plus éloignées, elles s’occuperoient uniquement de leur propre subsistance : beaucoup de terres fertiles seroient négligées ; il y auroit moins de travail pour les pauvres, moins de richesses chez les propriétaires de ces terres, moins d’hommes & de ressources dans l’état.