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d’usage, tyrannie de l’habitude, que la stérilité & la paresse ont érigée en inviolable loi.

Il usera de la même liberté dans la composition de son modele en Harmonie ; il tirera du phénomene donné par la nature, l’origine des accords ; il les suivra dans leur génération, il observera leurs progrès, il développera leur mêlange, il appliquera la théorie à la pratique ; & soûmettant l’une & l’autre au jugement de l’oreille, il sacrifiera les détails à l’ensemble, & les regles au sentiment. L’Harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, & bornée à la simple émotion de l’organe, n’exige donc, comme l’Architecture, qu’un sens exercé par l’étude, éprouvé par l’usage, docile à l’expérience, & rebelle à l’opinion.

Mais dès que la mélodie vient donner de l’ame & du caractere à l’Harmonie, au jugement de l’oreille se joint celui de l’imagination, du sentiment, de l’esprit lui-même. La Musique devient un langage expressif, une imitation vive & touchante : dès-lors c’est avec la Poésie que ses principes lui sont communs, & l’art de les juger est le même. Des sons articulés dans l’une, dans l’autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre & le mouvement, concourent à peindre la nature. Et si l’on demande quelle est la Musique & la Poésie par excellence, c’est la poésie ou la musique qui peint le plus & qui exprime le mieux. Voyez Accord, Accompagnement, Harmonie, Musique, Mélodie, Mesure, Modulation, Mouvement, &c.

Dans la Sculpture & la Peinture, c’est peu d’étudier la nature en elle-même, modele toûjours imparfait ; c’est peu d’étudier les productions de l’art, modeles toûjours plus froids que la nature. Il faut prendre de l’un ce qui manque à l’autre, & se former un ensemble des différentes parties où ils se surpassent mutuellement. Or, sans parler des sources où l’artiste & le connoisseur doivent puiser l’idée du beau, relative au choix des sujets, au caractere des passions, à la composition & à l’ordonnance ; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose-t-elle pas d’épreuves & d’observations ? que d’études pour la partie du dessein ! Qu’on demande à nos prétendus connoisseurs où ils ont observé, par exemple, le méchanisme du corps humain, la combinaison & le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d’appui, &c. Ils seront aussi embarrassés dans leur réponse, qu’ils le sont peu dans leurs décisions. Qu’on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations, tous les contrastes des couleurs, tous les tons, tous les coups de lumiere possibles, étude sans laquelle on est hors d’état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu’il a faits à la perfection de son art ; que par la force & la vérité qui caractérisent ses ouvrages, M. de la Tour vouloit exprimer dans un de ses tableaux l’application d’un homme absorbé dans l’étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l’une fond & s’éteint sans qu’il s’en apperçoive. Combien, de l’aveu même de l’artiste, pour saisir cet accident il a fallu voir couler de bougies ? Or si un homme accoûtumé à épier & à surprendre la nature a tant de peine à l’imiter, quel est le connoisseur qui peut se flatter de l’avoir assez bien vûe pour en critiquer l’imitation ? C’est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pû l’imaginer & la saisir. Celui-ci après avoir employé la moitié de sa vie à l’étude de son art, n’ose se fier aux modeles que sa mémoire a recueillis, & que son imagination lui retrace ; il a cent fois recours à la nature pour se corriger d’après elle : il vient un critique plein de confian-

ce, qui le juge d’un coup-d’œil : ce critique a-t-il étudié

l’art ou la nature ? aussi peu l’un que l’autre : mais il a des statues & des tableaux, & avec eux il prétend avoir acquis le talent de s’y connoître. On voit de ces connoisseurs se pâmer devant un ancien tableau dont ils admirent le clair-obscur : le hasard fait qu’on leve la bordure ; le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin ; & ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée.

Nous savons qu’il est des amateurs versés dans l’étude des grands maîtres, qui en ont saisi la maniere, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le coloris : c’est beaucoup pour qui ne veut que joüir, mais c’est bien peu pour qui ose juger : on ne juge point un tableau d’après des tableaux. Quelque plein qu’on soit de Raphael, on sera neuf devant le Guide. Bien plus, les Forces du Guide, malgré l’analogie du genre, ne seront point une regle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse : chaque position, chaque action différente la modifie diversement : c’est donc la nature qu’il faut avoir étudiée sous telle & telle face pour en juger l’imitation. Mais la nature elle-même est imparfaite ; il faut donc aussi avoir étudié les chefs-d’œuvres de l’art, pour être en état de critiquer en même tems & l’imitation & le modele.

Cependant les difficultés que présente la critique dans les Arts dont nous venons de parler, n’approchent pas de celles que réunit la critique littéraire.

Dans l’histoire, aux lumieres profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l’érudition, se joint pour la partie purement littéraire, l’étude moins étendue, mais non moins refléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration ; de l’apropos & du choix des réflexions & des portraits, ornemens puériles dès qu’on les affecte & qu’on les prodigue ; enfin de cette éloquence mâle, précise, & naturelle, qui ne peint les grands hommes & les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite & Saluste au-dessus de Tite Live & de Quinte-Curce. Ce n’est que de cet assemblage de connoissances & de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique : que seroit-ce si le même homme prétendoit embrasser en même tems la partie de l’Eloquence & celle de la Morale ?

Ces deux genres, soit que renfermés en eux-mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu’ils se pénetrent l’un l’autre & s’animent mutuellement, soit que répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie & la fécondité ; ces deux genres dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible & la vertu aimable.

C’est un talent donné à peu de personnes, & que peu de personnes sont en état de critiquer. L’esprit n’en est qu’un demi-juge. Il connoît l’art de convaincre, non celui de persuader ; l’art de séduire, non celui d’émouvoir. L’esprit peut critiquer un rhéteur subtil ; mais le cœur seul peut juger un philosophe éloquent. Le critique en éloquence & en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité & de droiture, qui fait concevoir & produire avec force les vérités dont on se pénetre : ce principe de noblesse & d’élévation qui excite en nous l’enthousiasme de la vertu, & qui seul embrasse tous les possibles dans l’art d’intéresser pour elle. Si la vertu pouvoit se rendre visible aux hommes, a dit un philosophe, elle paroîtroit si touchante & si belle, que personne ne pourroit lui résister : c’est ainsi que doit la concevoir & celui qui la peint & celui qui en critique la peinture.

La fausse éloquence est également facile à profes-