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dans les urines ; on saura l’histoire des crises, comme on sait celle de la transpiration : tout cela n’aboutit après tout, qu’à quelques regles générales que tout le monde sait, & dont personne ne fait usage. Cette doctrine des crises contient de petites vérités de détail, qui ne peuvent frapper que ceux qui ne connoissent pas les maladies par eux-mêmes, & qui cherchent à se faire des regles qui suppléent à leurs lumieres. Attendre les crises, compter les redoublemens d’une maladie, c’est vouloir connoître les vices des humeurs par le microscope, le degré de fievre à la faveur d’un thermometre, ou au moyen d’un pulsiloge ou d’un pendule à pouls, machine puérile, dont l’application seroit encore plus puérile, & que les praticiens regarderont toûjours comme un ornement gothique, qui ne peut qu’être rebuté par les vrais artistes. Cette précision peut amuser, mais elle n’instruit pas ; elle a l’air de la science, mais elle n’en a pas l’utilité : ce n’est point par des calculs scrupuleux qu’on apprend à juger d’une maladie, & à faire usage des remedes ; on devient en calculant, timide, temporiseur, indéterminé, & par conséquent moins utile à la société : la nature a ses lois ; mais on ne les compte pas, on ne sauroit les classer.

Le véritable medecin, diront encore les anticritiques, est l’homme de génie qui porte un coup-d’œil ferme & décidé sur une maladie ; la nature & le grand usage l’ont rendu de concert propre à se laisser emporter par cette sorte d’enthousiasme, si peu connu des théoriciens : il juge des tems d’une maladie, pour ainsi dire, sans s’en appercevoir ; il peut avoir appris tout ce que la théorie enseigne, mais il n’en fait point usage, il l’oublie, & il se détermine par l’habitude & comme malgré lui ; tel est le praticien. Que la maladie soit organique ou humorale, qu’elle soit un effort salutaire de la nature ou un bouleversement de ses mouvemens, que la crise se prépare ou qu’elle se fasse, que le redoublement soit pair ou impair, l’état présent décide le véritable connoisseur ; les symptomes le déterminent à se presser ou à attendre : il vous dira ce malade est mal, & vous devez l’en croire ; celui-ci ne risque rien, & l’évenement justifiera pour l’ordinaire son prognostic : si vous lui demandez des raisons, il n’en sauroit donner dans bien des occasions ; c’est demander à un peintre pourquoi ce tableau est dans la belle nature, & au musicien les raisons de tous ces accords mélodieux qui enchantent l’oreille. Le praticien qui cherche des raisons peut s’égarer, parce qu’alors son génie ne le guide plus ; les expressions doivent lui manquer, parce que le sentiment ne s’exprime pas ; l’ensemble des symptomes l’a frappé, sans qu’il puisse vous dire comment ; apprenez à voir, s’écrie-t-il, veni & vide. Le goût, le talent, & l’expérience, font le praticien ; le goût & le talent ne s’acquerent pas ; l’habitude & l’expérience peuvent y suppléer jusqu’à un certain point : l’habitude apprend à connoître les maladies & à en juger, comme elle apprend à connoître les physionomies & les couleurs : les regles, quelles qu’elles soient, restent toûjours dans l’espace immense des généralités ; & ces généralités qui peuvent peut-être être utiles à celui qui apprend l’art, sont certainement très-inutiles pour celui qui l’exerce actuellement ; elles n’enseignent rien de déterminé, rien de réel, rien d’usuel ; inescant, non pascunt. Voyez Medecine.

On voit par tout ce que je viens de détailler sur les crises, sur les jours critiques, & sur la maniere dont chaque parti soûtient son opinion dans cette sorte de controverse, combien elle est importante & épineuse. Je finirai cet article en exhortant tous les medecins qui sont sincerement attachés aux progrès de l’art, à ne pas négliger les occasions & les moyens

d’éclaircir toutes ces questions : il s’agit de savoir & de décider par l’observation, s’il y a des crises dans les maladies, si elles ont des jours déterminés, ou s’il y a des jours vraiement critiques & d’autres qui ne le sont pas ; si, supposé qu’il y ait des crises, il faut les ménager & les attendre ; si les remedes dérangent les crises, & comment & jusqu’à quel point ; s’ils les retardent ou s’ils les accélerent, & quels sont les remedes les plus propres à produire ces effets, s’il y en a ; s’il y a dans les maladies des jours marqués pour appliquer les remedes, & d’autres dans lesquels on ne doit rien remuer, nihil movendum ; si, & en quel sens, & jusqu’à quel point il est utile ou nécessaire de regarder une maladie comme l’effort salutaire de la nature de la machine, ou comme aussi opposée à la vie & à la nature qu’à la santé ; si la sûreté du prognostic d’un medecin qui sauroit prévoir les crises, est d’une utilité réelle ; si un praticien sage & expérimenté qui ne connoît pas la doctrine des crises, ne sera pas porté, en suivant les symptomes, à agir comme s’il savoit l’histoire des crises ; s’il est indifférent d’attendre les crises ou de ne pas les attendre ; enfin si un medecin expectateur ne seroit point aussi sujet à se tromper, qu’un medecin actif ou qui se presse un peu.

J’ai dit qu’il faudroit décider tous les problèmes que je viens de proposer par l’observation, ce qui exclud d’abord les idées purement hypothétiques, qui ne sauroient avoir lieu dans des matieres de fait : non point qu’il faille renoncer à toute sorte de système pour expliquer les crises ; on peut s’en permettre quelqu’un pour lier les faits & les observations ; ceux qui pourront s’en passer sauront le mettre à part ; mais il en faut au commun des hommes, comme je l’ai remarqué ci-dessus. Le point principal seroit que les observations fussent bien faites & bien constatées. Je n’entrerai pas là-dessus dans un détail inutile & déplacé ; je dirai seulement que j’appellerois une observation constatée, c’est-à-dire celle sur laquelle on pourroit compter, une observation faite depuis long-tems, rédigée sans aucune vûe particuliere pour ou contre quelqu’opinion, & présentée avant de la mettre en usage à quelque faculté ou à quelqu’académie. Il seroit bon qu’on exigeât des preuves d’observation, & que chaque observateur eût ses journaux à pouvoir communiquer à tout le monde : ces sortes de précautions sont nécessaires, parce qu’on se trompe souvent soi-même ; on adopte une opinion quelquefois par hasard ; on se rappelle vaguement tout ce qu’on a vû de favorable à cette opinion, mais pour le reste on l’oublie insensiblement. L’observateur ou celui qui pourroit fournir des observations bien faites, ne seroit point à ce compte celui qui se contenteroit de dire, j’ai vû, j’ai fait, j’ai observé ; formules avilies aujourd’hui par le grand nombre d’aveugles de naissance qui les employent. Il faudroit que l’observateur pût prouver ce qu’il avance par des pieces justificatives, & qu’il démontrât qu’il a vû & sû voir en tel tems ; ce seroit le seul moyen de convaincre les Pyrrhoniens, qui n’ont que trop le droit de vous dire, où avez-vous vû ? comment avez-vous vû ? & qui plus est encore, de quel droit avez-vous vû ? de quel droit croyez-vous avoir vû ? qui vous a die que vous avez vû ?

Au reste, quels talens ne devroit pas avoir un bon observateur ? Il ne s’agit point ici seulement d’être entraîné, pour ainsi dire, passivement, comme le praticien, & de recevoir un rayon de cette vive lumiere qui accompagne le vrai, & qui force au consentement ; il faut revenir de cet état passif, & peindre exactement l’effet qu’il a produit, c’est-à-dire exprimer clairement ce qu’on a apperçû dans cette sorte d’extase, & l’exprimer par des traits réfléchis, & combinés de maniere qu’ils puissent éclairer le