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que les anciens ont voulu donner de ces phénomenes ; ils regardent ces explications prétendues comme des romans, ou plûtôt comme des rêveries, qui sont autant de taches faites à la pure doctrine d’Hippocrate. Ils ne sont pourtant pas bien d’accord sur l’usage qu’on peut faire de la théorie & des systèmes des nouvelles écoles pour l’explication des crises, & pour en découvrir les causes : vero consentaneum non censui, s’écrie M. Normand, propositum probare ex physicis vel hypotheticis ratiociniis, ut plurimum inconstantibus & incertis, ut ut magis multò pompam redoleant. « Chaque auteur, dit M. Aymen, a bâti selon son idée une hypothese, & donné un nom ridicule à la cause des crises » ; & il avance bientôt après, que la cause des crises est simple, & qu’elle se présente naturellement. Ce qu’il y a de vrai, c’est qu’on est trop avancé aujourd’hui dans la physique du corps humain, pour qu’on ne puisse pas tenter au moins de déterminer si les crises sont possibles, & tâcher de chercher une explication de leur méchanisme. Je ne doute pas que ces efforts ne fissent un bien considérable au fonds de la doctrine des crises, & qu’elle ne reçût un nouvel éclat, si on la présentoit de maniere à satisfaire l’imagination des Physiciens. Il faut l’avoüer, les faits épars & isolés n’ont jamais autant de grace, sur-tout pour quiconque n’est pas en droit de douter, que lorsqu’ils sont liés les uns aux autres par un systême quel qu’il puisse être. Les systèmes sont la pâture de l’imagination, & l’imagination est toûjours de la partie dans les progrès de l’esprit ; elle peint les objets de l’entendement, elle classe ceux de la mémoire. Sinesius & Plotin appelloient la nature magicienne (Gelée, trad. de Dulaurens) : cette dénomination conviendroit mieux à l’imagination. Voilà la grande magicienne qui dirige les têtes les moins ordinaires comme les plus communes ; le nombre des élûs qui lui résistent est infiniment petit, il faut qu’il le soit.

M’est-il permis, cela étant, & pour ne rien négliger de ce qui peut servir à bâtir un système, de rappeller ici ce que j’ai placé dans mes recherches anatomiques sur les glandes ? Supposé, ai-je dit, §. 127, que tel organe agisse tous les jours dans le corps, c’est-à-dire qu’il exerce sa fonction à telle heure précisément, ne pourroit-on pas soupçonner qu’il concourt à produire les phénomenes qu’on observeroit dans ce même tems ; & s’il y a des organes dont les actions ou les fonctions se rencontrent de deux en deux, ou de trois en trois jours, ne pourroit-on pas aussi établir les mêmes soupçons, éclaircir par-là bien des phénomenes dont on a tant parlé, les crises & les jours critiques, & distinguer ce qu’il y a d’imaginaire & de réel sur ces matieres ? Ce sont-là des problèmes que je me suis proposé, & dont j’attendrai la résolution de la part de quelque grand physiologiste & medecin qui les trouvera dignes de son attention, jusqu’à ce que je sois en droit de proposer mes idées. Je ne puis m’empêchèr de parler d’une prétention d’Hippocrate, qui me paroît fort importante : il dit (de morb. lib. IV.) que la coction parfaite des alimens se fait ordinairement en trois jours ; & que la nature suivant les mêmes lois dans les maladies que dans l’état de santé, les redoublemens doivent ordinairement être plus forts aux jours impairs. M. Murry tire un grand parti de cette remarque, qui mérite d’être encore examinée avec attention.

Ma deuxieme remarque roule sur le fameux passage de Celse, qui accusoit les anciens d’avoir été trompés par la philosophie de Pythagore, & d’avoir fondé leur système des jours critiques sur les dogmes de cette école, dans laquelle les nombres, surtout les impairs, joüoient un très-grand rôle. Ce passage porte un coup mortel à la doctrine des crises, il en sape les fondemens ; aussi a-t-il été attaqué vi-

vement par tous les sectateurs des crises, tant anciens

que modernes. Genuina Hippocratis proeceptorum traditio, dit M. Murry, Celso non innotuit, cui per tempus non vacabat, aut quem animus non stimulabat, ut medicinæ clinicæ navaret operam… Celsus ait in proesatione recentiores sateri Hippocratem optime proesagisse, quamvis in curationibus quædam mutaverint ; « Celse n’a pas eu le tems de s’instruire, sur-tout par la pratique de la véritable doctrine d’Hippocrate ; & il dit que les medecins de son tems avoüoient qu’Hippocrate étoit fort pour le prognostic ». Ainsi la plûpart de tous ceux qui ont parlé de Celse, l’ont acusé de n’être pas praticien, & par conséquent d’être hors d’état de rien statuer sur la matiere des crises. Je me suis contenté ci-dessus de révoquer son témoignage particulier en doute, & il me semble que c’est tout ce qu’on peut faire de plus. En effet, quand je vois que Celse prétend, dans le même endroit où il réfute le système des anciens sur le nombre des jours, qu’il faut observer les redoublemens & non point les jours, ipsas accessiones intueri debet medicus, cap. jv. lib. III. & que tous les modernes sont obligés d’en revenir à cette façon de calculer, je ne puis m’empêcher d’en conclure qu’il falloit que Celle y eût regardé de bien près, ou du moins qu’il eût reçu des éclaircissemens de la part des medecins les mieux instruits. Après tout, si Celse n’a pas été praticien, il est naturel de présumer qu’il s’en est uniquement tenu à la pratique des fameux medecins de son tems ; & ces medecins disciples d’Asclépiade ne peuvent pas être regardés comme n’ayant point vû de malades. Ajoûtez à tout cela la bonne-foi que Celse & ceux dont il expose le sentiment montrent à l’égard d’Hippocrate : il savoit, disent-ils, très-bien former un prognostic, mais nous avons changé quelque chose à sa façon de traiter les maladies ; c’est-à-dire que si Hippocrate avoit été à portée d’observer les maladies vénériennes, par exemple, il auroit très-bien sû dire après des épreuves réitérées, & en voyant un malade atteint de cette maladie : dans tant de jours le palais sera carié, les os seront exostosés, les cheveux tomberont ; & qu’Asclépiade auroit cherché un remede pour arrêter les progrès de la maladie ; lequel vaut le mieux ? Il est donc important de ne pas se décider légerement contre Celse ; & comme je l’ai déjà remarqué, c’est beaucoup faire que de rester dans le doute sur ses lumieres particulieres ; mais il sera toûjours vrai que les fameux praticiens de son tems étoient de l’avis qu’il expose.

Troisiemement enfin, quels que soient les travaux des modernes que nous venons de citer, quelle que soit leur exactitude, il ne faut pas penser que les anticritiques demeurent sans aucune ressource ; il leur reste toûjours bien des raisons qui ont au moins l’air fort spécieux, pour ne rien avancer de plus. En effet, diront-ils, nous avoüons qu’il arrive des crises dans les maladies, & qu’il y a des jours marqués pour les redoublemens ; s’ensuit-il delà que cette doctrine puisse avoir quelqu’application dans la pratique ? C’est ici qu’il faut en appeller aux vrais praticiens, à ceux qui sont chargés du traitement des malades : ils ont souvent éprouvé qu’il est pour l’ordinaire impossible de connoître les premiers tems d’une maladie : ils nous apprendront qu’ils sont appellés chaque jour pour calmer de vives douleurs, pour remédier à des symptomes pressans ; que les malades veulent être soulagés, & que les medecins leur deviennent inutiles s’ils prétendent attendre & compter les jours. La marche des crises sera, si l’on veut, aussi-bien réglée & aussi bien connue que la circulation du sang ; en quoi ces connoissances peuvent-elles être utiles ? qui oseroit se proposer d’en faire usage ? Il peut être aussi certain qu’il y a des crises, comme il est certain qu’il se fait des changemens