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Dieu eût créé le monde plutôt qu’il n’a fait d’autant de millions d’années qu’il y a de grains de sable sur le rivage des mers, ne pourroit-on pas encore demander d’où vient qu’il n’auroit pas commencé plutôt ? Ainsi il suffit de dire qu’une éternité a dû le précéder, pour faire comprendre qu’il n’a été créé ni trop tôt ni trop tard.

Les philosophes s’embarrassoient de savoir si les oiseaux avoient été avant les œufs, ou les œufs avant les oiseaux ; & ne pouvant décider cette question, ils se sauvoient dans l’éternité du monde, & soûtenoient qu’il devoit y avoir une espece de cercle dans les semences, & que les œufs & les oiseaux avoient toûjours été engendrés & produits alternativement l’un par l’autre, sans que leur espece eût jamais eu ni origine ni commencement. Quand on suppose un créateur de l’univers, cette difficulté tombe aussitôt ; car on conçoit clairement qu’il créa toutes les especes d’animaux qui sont sur la terre, qui se conserverent ensuite par la génération. Mais la difficulté seroit beaucoup plus grande à supposer l’éternité du monde, parce que le monde étant en mouvement, il semble qu’il y ait de la contradiction à supposer un mouvement éternel. Car tout mouvement étant successif, une partie va devant l’autre, & cela ne peut compatir avec l’éternité. Par exemple, le jour & la nuit ne peuvent être en même tems, en même pays ; par conséquent il faut nécessairement que la nuit ait précédé le jour, ou que le jour ait existé le premier : si la nuit a précédé le jour, il s’ensuit démonstrativement que le jour n’est pas éternel, puisque la nuit aura existé auparavant ; il en est de même du jour.

Ces mêmes philosophes ont eu recours à l’éternité du monde, parce qu’ils ne pouvoient comprendre de quels instrumens Dieu se seroit servi, ni comment il auroit agi pour mettre la matiere de l’univers dans l’ordre où nous la voyons. Cette difficulté se seroit encore dissipée, s’ils eussent fait alternativement réflexion sur les mouvemens du corps humain, que nous déterminons par le seul acte de la volonté. On marche, on s’assied quand on veut. Pour remonter jusqu’à la premiere origine de ce mouvement & de ce repos, il faut nécessairement parvenir à l’acte de la volonté, On connoît bien par l’anatomie du corps humain, comment cette machine peut se mouvoir. On voit des os emboîtés les uns dans les autres, pour se tourner & pour se plier ; on voit des muscles attachés à ces os, pour les tirer ; on trouve des nerfs dans ces muscles, qui servent de canaux aux esprits animaux. On sait encore que ces esprits animaux peuvent être déterminés à couler d’un côté plûtôt que d’un autre, par les différentes impressions des objets ; mais pourquoi arrive-t-il que tant que la machine est bien constituée, ils sont toûjours disposés à se répandre du côté où la volonté les détermine ? Il n’y a sans contredit que le seul acte de ma volonté qui cause cette premiere détermination aux esprits animaux : donc la connoissance que l’homme a de lui-même, nous donne l’idée d’une cause qui agit par sa volonté. Appliquons cette idée à l’esprit éternel, nous y verrons une cause agissante par sa volonté, & cette volonté sera le seul instrument qu’il aura employé pour former l’univers.

La supériorité de l’esprit sur le corps ne contribuera pas peu à nous faire comprendre la possibilité de la création de la matiere. En effet, quand on considere la matiere par rapport à l’esprit, on conçoit d’abord sans aucune peine que la matiere est infiniment au-dessous de l’esprit ; elle ne sauroit l’atteindre, ni l’aborder, ni agir directement sur lui : tout ce qu’elle peut faire, ne va qu’à lui donner occasion de former des idées qu’il tire de son propre fonds. Mais quand on considere l’esprit par rapport à la matiere, on reconnoît en lui une supériorité & émi-

nence de pouvoir qu’il a sur elle. L’esprit a deux facultés,

par lesquelles il connoît & il veut. Par la connoissance il pénetre toutes les propriétés, toutes les actions du corps ; il connoît son étendue ou sa quantité, les rapports que les figures ont les unes avec les autres, & compose d’après cela la science des Mathématiques ; il examine les nombres & les proportions, par l’Arithmétique & l’Algebre ; il considere les mouvemens, & forme des regles & des maximes pour les connoître : en un mot, il paroît par les sciences qu’il n’y a point de corps sur lequel l’esprit n’exerce ou ne puisse exercer ses opérations.

Le pouvoir que l’esprit a sur le corps paroîtra encore plus sensiblement, si on considere la volonté ; c’est d’elle que dépend la premiere détermination des esprits animaux qui coulent dans mon bras. C’est déjà beaucoup d’avoir un mode du corps très-réel & très-positif, comme le mouvement, qui est produit par le seul acte de ma volonté. Si donc ma volonté peut produire une direction de mouvement, disons même un mouvement dans mon corps, il n’est pas impossible qu’une volonté en produise ailleurs ; car mon corps n’est pas d’une autre espece que les autres, pour donner lui-même plus de prise sur lui à ma volonté, qu’un autre corps : il n’est donc pas impossible qu’il y ait un esprit qui agisse par sa volonté sur l’univers, & qu’il y produise des mouvemens. Or si cet esprit a un pouvoir infini, rien n’empêche de concevoir qu’il ait pû créer la matiere par sa puissance infinie, qui est sa volonté. 1°. On ne sauroit douter qu’il n’y ait un Être qui agisse par sa volonté : c’est ainsi que notre esprit agit ; nous le sentons, nous en sommes intimement persuadés. D’un autre côté, il ne peut y avoir d’obstacle de la part du néant, car le néant ne peut agir. De plus nous connoissons & nous sentons que notre volonté produit chez nous des déterminations, des mouvemens qui n’étoient pas auparavant, & qu’elle tire, pour ainsi dire, du néant ; de sorte que tirer le mouvement du néant, ou en tirer la matiere, c’est une même espece d’opération, qui demande seulement une volonté plus puissante. Si cette opération de l’esprit est si difficile à saisir, c’est qu’on veut se la représenter par l’imagination : or comme l’imagination ne peut se former l’idée du néant, il faut nécessairement, tant qu’on se sert de cette faculté, se représenter un sujet sur lequel on agisse ; & cela est si véritable, qu’on a posé pour maxime qu’il faut approcher & toucher ce sujet sur lequel on agit, nemo agit in distans. Mais si l’on fait taire les sens & l’imagination, on trouve que ces deux maximes sont fausses. Quand je dis, par exemple, que de rien on ne peut rien faire, où est, je vous prie, le sujet sur lequel mon esprit s’exerce présentement ? De même, quand on considere attentivement l’opération d’une volonté, on conçoit clairement qu’elle doit produire elle-même son sujet, bien-loin qu’elle suppose un sujet pour agir : car qu’est-ce qu’un acte de volonté ? Ce n’est pas une émanation de corps, qui puisse ou qui doive toucher un autre corps pour agir ; c’est un acte purement spirituel, incapable d’attouchement & de mouvement : il faut donc nécessairement qu’il produise lui-même son effet, qui est son propre sujet. Je veux remuer mon bras, & à l’instant une petite écluse s’ouvre, qui laisse couler les esprits dans les nerfs & dans les muscles, qui causent le mouvement de mon bras. Je demande qui a causé l’ouverture de cette petite écluse ? C’est sans contredit l’acte de ma volonté. Comment l’a-t-il ouverte ? car cet acte n’est pas un corps, il n’a pû la toucher : il faut donc nécessairement qu’il l’ait produite par sa propre vertu.

Posons présentement une volonté infinie & toute-puissante : ne faudra-t-il pas dire que comme je con-