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d’air qui l’environne. Ainsi l’ensemble de l’univers ne souffrit aucun changement, à notre globe près, où les élémens étoient confondus, où les principes des choses se trouvoient composés. Il y a plus : quand l’historien des Juifs prononce que le ciel & la terre furent créés ensemble, on doit sousentendre qu’ils le furent dans un tems antérieur ; mais que la terre étant devenue peu-à-peu chaos, Dieu lui rendit son premier lustre, son premier arrangement ; ce qui approchoit assez d’une nouvelle création ». Il est certain que la hardiesse de l’auteur anglois a quelque chose de frappant ; mais il faut avoüer qu’elle est dénuée de preuves.

Pour revenir aux anciens philosophes, ils ont tous cru que la matiere avoit été de toute éternité, & n’ont disputé entre eux que de la différence du tems où l’arrangement & l’ordre que nous voyons dans l’univers avoient commencé. Cela ne doit point nous paroître surprenant de leur part, ils croyoient bien que Dieu étoit lui-même matériel. On peut les ramener à trois classes différentes : les uns croyoient que la regle & la disposition que nous admirons aujourd’hui avoient été produites & formées par une premiere cause intelligente, qu’ils faisoient coéternelle avec la matiere ; les autres pensoient que le hasard & le concours fortuit des atomes avoient été, pour ainsi dire, les premiers ouvriers qui eussent donné l’ordre à l’univers ; il y en a eu enfin plusieurs qui ont soûtenu que le monde, tel que nous le voyons, étoit éternel, & que l’arrangement n’étoit point postérieur à la matiere.

Quand on réfléchit sur l’histoire du monde, & sur toutes les connoissances qu’on pouvoit tirer de tous les monumens de l’antiquité, il est difficile de s’imaginer qu’on ait pû croire que ce monde avoit été de toute éternité. Mais d’un autre côté quand on pense qu’il falloit que-la raison atteignît jusqu’à la création, on ne peut que plaindre l’esprit humain de le voir occupé à un travail si fort au-dessus de ses forces ; il étoit dans un détroit plein d’abysmes & de précipices. Car ne connoissant pas de puissance assez grande pour créer la matiere de l’Univers, il falloit nécessairement dire, ou que le monde étoit de toute éternité, ou que la matiere étant en mouvement l’avoit produit par hasard. Il n’y a point de milieu, il falloit prendre son parti, & choisir l’une ou l’autre de ces deux extrémités. C’est aussi à quoi on fut réduit ; & tous les Philosophes, excepté ceux qui attribuoient la formation de l’univers au mouvement des atomes, crurent que le monde étoit éternel.

Censorin, dans son traité du jour natal, parlant de l’éternité du monde, dit que cette opinion a été suivie par Pythagore, Lucain, & Archytas de Tarente, tous philosophes Pythagoriciens ; mais encore, ajoute-t-il, Platon, Xenocrate, & Dicéarque de Messine, & tous les philosophes de l’ancienne académie, n’ont pas eu d’autres sentimens. Aristote, Theophraste, & plusieurs célebres Péripateticiens ont écrit la même chose, & en donnoient ces raisons : 1°. que Dieu & la Nature ne seroient pas toûjours ce qu’il y a de meilleur, si l’univers n’étoit éternel, puisque Dieu ayant jugé de tout tems que l’arrangement du monde étoit un bien, il auroit differé de le produire pendant toute l’éternité : 2°. qu’il est impossible de décider si les oiseaux ont été avant les œufs, ou les œufs avant les oiseaux. De sorte qu’ils concluoient que le monde étant éternel, toutes choses avoient été & seroient dans une vicissitude mutuelle de générations. Les philosophes Grecs avoient été prévenus par les Egyptiens dans l’opinion de l’éternité du monde ; & peut-être les Egyptiens l’avoient-ils été par d’autres peuples dont nous n’avons aucune connoissance. Mais nous ne pouvons en être éclaircis ; car c’est en Egypte où nous

découvrons les premieres traces de la Philosophie. Les prêtres étoient ceux qui s’y appliquoient le plus ; mais généralement tous les Egyptiens croyoient & admettoient deux divinités premieres & éternelles, le Soleil & la Lune, qui gouvernoient tout l’univers. Quoique ce système ne supposât point entierement le monde éternel, cependant il approchoit beaucoup de celui d’Aristote, en supposant l’éternité du Soleil & de la Lune. Il étoit beaucoup moins absurde que celui qui rendoit le hasard la cause de l’arrangement de l’univers ; au lieu que les deux premiers principes intelligens que supposoient les Egyptiens, leur faisoient trouver aisément la cause de l’ordre & de sa continuation. Ils n’étoient plus surpris de la justesse que nous appercevons dans le cours des astres & dans les arrangemens des saisons, puisque la regle avoit été faite & étoit encore conservée par des êtres intelligens & éternels.

Mais si le système de l’éternité du monde étoit plus suivi & mieux raisonné que celui des Epicuriens, le système de ces derniers avoit sur l’autre beaucoup d’avantages, que lui fournissoient les vestiges sensibles qu’on rencontroit par tout de la jeunesse & de la nouveauté du monde. Pour se tirer d’affaire, on avoit recours aux déluges & aux embrasemens. Mais rien n’est plus vain ni plus frivole que cette réponse ; car ces inondations & ces embrasemens n’ayant pû consumer que quelques contrées, puisqu’un déluge ou embrasement universel n’est possible que dans l’ordre surnaturel, le monde ne seroit pas retombé dans sa premiere enfance par ces desordres. Les nations conservées auroient reçu ceux qui seroient échappés à ces malheurs, & leur auroient communiqué leurs avantages. A supposer même que ces tristes restes du genre humain eussent subsisté seuls, & qu’ils eussent été engagés à repeupler la terre, ils n’auroient pas oublié les commodités nécessaires à la vie : quand même ils auroient voulu négliger la culture des arts & des sciences ; les maisons, les navires, le pain, le vin, les lois, la religion, étoient de ces choses nécessaires, qu’un déluge ou un embrasement ne pouvoit effacer de la mémoire des hommes, sans détruire entierement le genre humain. On auroit quelque monument, quelque tradition, quelque petit recoin dans l’histoire, qui nous laisseroient entrevoir ces inondations & ces embrasemens, au lieu qu’on ne les trouve que dans les conjectures ou dans la seule fantaisie des philosophes entêtés du système de la prétendue éternité du monde. Ainsi il faut nécessairement demeurer d’accord que toute l’histoire de l’Univers réclame contre cette absurdité.

Mais pourquoi tant d’habiles gens ont-ils embrassé un système si incompatible avec l’histoire ? Les raisons n’en sont pas difficiles à trouver. Il n’y avoit point de milieu entre le sentiment d’Epicure, qui attribuoit la formation de l’Univers au concours fortuit des atomes, & l’opinion de l’éternité du monde. Car la création n’a été connue que par la révélation ; la raison humaine n’avoit pas assez de force d’elle-même pour faire cette découverte. Ainsi étant réduits à la nécessité de choisir un monde éternel, ou un monde formé par l’aveugle hasard, ils trouvoient beaucoup moins de difficultés à prendre le parti de l’éternité, tout contraire qu’il étoit à l’histoire, contre le concours fortuit des atomes, qui tout téméraire & aveugle qu’il est, auroit formé néanmoins un ouvrage le plus sage & le plus constant que l’esprit humain se pût figurer, un ouvrage permanent, uniforme, & toûjours conduit par une sagesse simple dans ses voies & féconde dans ses effets.

A peser les difficultés, ils en trouvoient beaucoup moins dans leur système, & ils avoient raison. Mais comme d’un autre côté, ni l’histoire, ni les monu-