Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/290

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les plaintes qui se renouvellent dans les campagnes sur les embarras qu’entraînent les corvées & les chemins.

Il n’est pas même jusqu’à la façon dont travaillent le peu de corvoyeurs qui se rendent chacun sur leur partie, qui ne découvre les défauts de cette méthode ; l’un fait son trou d’un côté, un autre va faire sa petite butte ailleurs, ce qui rend tout le corps de l’ouvrage d’une difformité monstrueuse : c’est surtout un coup d’œil des plus singuliers, de voir au long de la route auprès de tous les ponceaux & aqueducs qui ont demandé des remblais, cette multitude de petites cases séparées ou isolées les unes des autres, que chaque corvoyeur a été faire depuis le tems qu’on travaille sur cette route, dans les champs & dans les prairies, pour en tirer la toise ou la demi-toise de remblai dont il étoit tenu par le rôle général. Une méthode aussi singuliere de travailler ne frappe-t-elle pas tout inspecteur un peu versé dans la connoissance des travaux publics, pour lesquels on doit réunir tous les bras, & non les diviser ? On ne desunit point de même les moyens de la défense d’un état ; on n’assigne point à chaque particulier un coin de la frontiere à garder, ou un ennemi à terrasser : mais on assemble en un corps ceux qui sont destinés à ce service, leur union les rend plus forts ; on exerce sur un grand corps une discipline que l’on ne peut exercer sur des particuliers dispersés, une seule ame fait remuer cent mille bras. Il en doit être ainsi des ouvrages publics qui intéressent tout l’état, ou au moins toute une province. Un seul homme peut présider sur un seul ouvrage où il aura cinq cents ouvriers réunis, mais il ne pourra suffire pour cinq cents ouvrages épars, où sur chacun il n’y aura néanmoins qu’un seul homme. Il ne convient donc point de diviser cet ouvrage ; & la méthode de partager une route entiere entre des particuliers, comme une taille, ne peut convenir tout au plus qu’à l’entretien des routes quand elles sont faites, mais jamais quand on les construit.

Enfin pour juger de toutes les longueurs qu’entraînent les corvées tarifées, il n’y a qu’à regarder la plûpart des ponceaux de cette route : ils ont été construits à ce qu’on dit il y a plus de douze ou treize ans ; néanmoins malgré toutes les ordonnances données en chaque saison, malgré les allées, les venues des ingénieurs-inspecteurs, des garnisons, les remblais qui ont été répartis toise à toise, ne sont point encore faits sur plusieurs, les culées en sont isolées presque en entier, le public n’a pû jusqu’à présent passer dessus d’une façon commode ; & il pourra arriver si cette route est encore quelques saisons à se finir, qu’il y aura plusieurs de ces ouvrages auxquels il faudra des réparations sur des parties qui n’auront cependant jamais servi ; chose d’autant plus surprenante, que ces remblais l’un portant l’autre ne demandoient pas chacun plus de dix à douze jours de corvée, avec une trentaine de voitures au plus, & un nombre proportionné de pionniers.

Peut-on s’empêcher de représenter ici en passant l’embarrassante situation d’un inspecteur, que l’on croit vulgairement être l’agent & le mobile de semblables ouvrages ? n’est-ce point un poste dangereux pour lui, qu’une besogne dont la conduite ne peut que le deshonorer aux yeux de ses supérieurs & du public, qui prévenus en faveur d’une méthode qu’ils croyent la meilleure & la plus juste, n’en doivent rejetter le mauvais succès que sur la négligence ou l’incapacité de ceux à qui l’inspection en est confiée ?

Non-seulement les corvées tarifées sont d’une difficulté insurmontable dans l’exécution, elles sont encore injustes dans le fond. 1°. Soient supposés dix particuliers ayant égalité de biens, & par conséquent égalité de taille, & conséquemment égalité de tâches ;

ont-ils aussi tous les dix égalité de force dans les bras ? C’est sans doute ce qui ne se rencontre guere ; ainsi quoique sur les travaux publics ces dix manouvriers ne puissent être tenus de travailler suivant leur taille, mais suivant leur force, il doit arriver & il arrive tous les jours qu’en réglant les tâches suivant l’esprit de la taille, on commet une injustice, qui fait faire à l’un plus du double ou du triple, au moins plus de la moitié ou du tiers qu’à un autre. 2°. Si l’on admet pour un moment que les forces de tous ces particuliers soient au même degré, ou que la différence en soit legere, le terrein qui leur est distribué par égale portion, est-il lui-même d’une nature assez uniforme pour ne présenter sous volume égal qu’une égale résistance à tous ? Cette homogénéité de la terre ne se rencontrant nulle part, il naît donc de-là encore cette injustice dans les répartitions que l’on vouloit éviter avec tant de soin. Il est à présumer qu’on a bien pû dans les commencemens de cette route avoir quelques égards à la différente nature des contrées ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne reste plus nul vestige qu’on ait eu primitivement cette attention : bien plus, quand on l’auroit eue, comme c’est une chose que l’on ne peut estimer toise à toise, mais par grandes parties, il ne doit toûjours s’ensuivre que de la disproportion entre toutes les tâches ; injustice où l’on ne tombe encore que parce que l’on a choisi une méthode qui paroissoit être juste.

Enfin si l’on joint à tant de défauts essentiels, l’impossibilité qu’il y a encore d’employer une telle méthode dans des pays montueux & hors des plaines, c’est un autre sujet de la desaprouver & d’en prendre une autre dont l’application puisse être générale par sa simplicité. Il est facile de comprendre que les tâches d’hommes à hommes ne peuvent être appliquées aux descentes & aux rampes des grandes vallées, où il y a en même tems des remblais considérables à élever & des déblais profonds à faire dans des terreins inconnus, & au-travers de bancs de toute nature qui se découvrent à mesure que l’on approfondit. Ce sont-là des travaux qui, encore moins que tous les autres, ne doivent jamais être divisés en une multitude d’ouvrages particuliers. On présentera pour exemple la route de Vendôme, qu’il est question d’entreprendre dans quelque tems. Il y a sur cette route deux parties beaucoup plus difficiles que les autres à traiter par la quantité de déblais, de remblais, de roches, & de bancs de pierre qu’il faudra démolir suivant des pentes réglées, & nécessairement avec les forces réunies de plusieurs communautés ; l’un de ces endroits est cette grande vallée auprès de Villedômé, qu’il faut descendre & remonter ; l’autre est la montagne de Château-Renault. Ces deux parties, par où il conviendra de commencer parce qu’elles seront les plus difficiles, demanderont la plus grande assiduité de la part des inspecteurs, & le concours d’un grand nombre de travailleurs & de voitures, afin que ces grands morceaux d’ouvrage puissent être terminés dans deux ou trois saisons au plus, sans quoi il est presqu’évident qu’ils ne seront point faits en trente années, si on divise la masse des déblais & des remblais en autant de portions qu’il y aura de particuliers : puis donc que la corvée, sur le ton de la taille, est défectueuse en elle-même par-tout, & ne convient point particulierement aux endroits les plus difficiles & les plus considérables des ouvrages publics, il convient présentement de chercher une regle générale qui soit constante & uniforme pour tous les lieux & pour toutes les natures d’ouvrage.

On ne proposera ici que ce qui a paru répondre au principe de faire le plus d’ouvrage possible dans le moins de tems possible, & l’on n’avancera rien qui