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sur la loi judaïque, & comment cette dispense auroit été achetée de tout le sang de Jesus-Christ. On veut que le Juif qui vivoit sous une loi plus caractérisée par la crainte que par l’amour, fût obligé d’aimer son Dieu ; & l’on dispensera de cette obligation le Chrétien qui vit sous une loi plus caractérisée par l’amour que par la crainte. Hæc est, dit Saint Augustin (lib. contra adimant. Manich. cap. xvij.), hæc est brevissima & apertissima differentia duorum Testamentorum, timor & amor : illud ad veterem, hoc ad novum hominem pertinet. Ce que le même pere explique ainsi dans son ouvrage, de morib. Ecclesiæ, c. xxviij. n°. 56. Quanquam utrumque (timor & amor) sit in utroque (Testamento), prævalet tamen in vetere timor, amor in novo. Or, selon les attritionnaires, ce n’est plus le Juif qui est esclave, mais le Chrétien ; puisque l’amour est fait pour le Juif, & la crainte pour le Chrétien. On nous a donc trompés, quand on nous a dit tant de fois que la crainte étoit l’apanage de la loi judaïque, comme l’amour est l’ame de la loi évangélique. Dans la théologie des attritionnaires, c’est tout le contraire. N’est-il donc pas plus conforme à la doctrine des peres & à la raison, de penser que le même sentiment qui justifie le Chrétien avec le sacrement, justifioit le Juif sans sacrement ; & que tout l’avantage que le premier a sur le second, c’est que les graces qui forment ce sentiment, coulent plus abondamment pour l’un que pour l’autre ; & que la rémission qui s’obtient par le ministere des clés est plus pleine & plus parfaite, que celle que méritoit l’amour du Juif destitué de la vertu & de l’efficace du sacrement. Quoi qu’en disent quelques scholastiques, ils ne persuaderont jamais que Dieu ait exigé du Juif, pour se réconcilier avec lui, des dispositions plus parfaites qu’il n’en exige du Chrétien ; tandis que d’une main libérale il verse sur le dernier des graces qu’il ne dispensoit au premier qu’avec une espece de reserve. Ne donnons point cet avantage aux Juifs, qu’ils ayent l’amour pour partage, tandis que nous nous bornerons à Être les esclaves de la crainte, qui, quelque bonne & chaste qu’on la suppose, est toûjours inférieure à l’amour. Avec plus de graces qu’eux, il nous conviendroit mal de ne pas autant aimer Dieu, pour obtenir le pardon de nos fautes. Cette facilité de l’obtenir, que les attritionnaires regardent comme une suite de la loi évangélique à laquelle nous appartenons, ne consiste pas précisément en ce que Dieu demande moins de nous que du Juif ; mais plûtôt en ce qu’il nous accorde beaucoup plus de graces qu’aux circoncis. Penser autrement, ce seroit rabbaisser le Christianisme au-dessous du Judaïsme même ; puisqu’une religion est d’autant plus parfaite, qu’elle ramene davantage à l’amour qui en fait toute la perfection ; Non colitur Deus nisi amando, dit quelque part S. Augustin. Ce seroit même outrager la justice de Dieu, puisqu’on supposeroit qu’il exige plus de celui à qui il accorde moins. Donc s’il étoit ordonné au Juif d’aimer Dieu s’il vouloit se réconcilier avec lui, il l’est peut-être encore plus au Chrétien qui se trouve favorisé d’un plus grand nombre de graces.

Mais si suivant les principes des attritionnaires le précepte de l’amour de Dieu n’oblige pas dans le moment même où le pécheur pénitent sollicite la clémence & la miséricorde divine ; dans quelle circonstance donc, dans quel tems, selon eux, ce précepte oblige-t-il ?

Il est bon de les entendre eux-mêmes sur cette matiere. « Quand est-on obligé d’avoir affection actuellement pour Dieu, dit un d’entre eux ? Suarez dit que c’en est assez si on l’aime avant l’article de la mort, sans déterminer aucun tems ; Vasquez, qu’il suffit encore à l’article de la mort ; d’autres, quand on reçoit le baptême ; d’autres,

quand on est obligé d’être contrit ; d’autres, les jours de fête : mais notre pere Castro Palao combat toutes ces opinions-là, & avec raison. Hurtado de Mendoza prétend qu’on y est obligé tous les ans, & qu’on nous traite bien favorablement encore de ne nous y obliger pas plus souvent. Mais notre pere Coninck croit qu’on y est obligé en trois ou quatre ans ; & Filiutius dit qu’il est probable qu’on n’y est pas obligé à la rigueur tous les cinq ans. Et quand donc ? Il le remet au jugement des sages ». Ce sont les termes d’Escobar.

Un de ses confreres, le P. Antoine Sirmond, balance ainsi les divers sentimens des casuistes sur le précepte de l’amour de Dieu. « Saint Thomas dit qu’on est obligé d’aimer Dieu aussitôt après l’usage de raison : c’est un peu bientôt. Scotus chaque dimanche : sur quoi fondé ? D’autres quand on est griévement tenté : oüi, en cas qu’il n’y eût que cette voie de fuir la tentation. Sotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu : bon, pour l’en remercier. D’autres à la mort : c’est bien tard. Je ne crois pas non plus que ce soit à la réception de quelque sacrement ; l’attrition y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu’on y est obligé en un tems : mais en quel tems ? Il vous en fait juge, & il n’en sait rien. Or ce que ce docteur n’a pas sû, je ne sai qui le sait.

Tels sont les excès où conduit le probabilisme ; & quand il n’auroit que ce seul défaut, d’avoir introduit dans la Théologie une opinion aussi monstrueuse que l’est celle qui, dépouillant l’attrition de l’amour, la rend suffisante pour le sacrement de pénitence, c’en seroit assez pour l’exterminer de toutes les écoles.

Au reste ce seroit une injustice criante que de penser ou de dire que les sentimens de ces particuliers soient la théologie unanime de la société dont ils étoient membres. Les plus célebres théologiens de ce corps, Laynez, Claude le Jai, Salmeron, qui assisterent au concile de Trente, Canisius, Edmond Auger, Maldonat, le cardinal Tolet, le P. Petau, &c. ont tous reconnu la nécessité de quelque amour, au moins commencé, joint à l’attrition, pour la rendre suffisante dans le sacrement de pénitence ; & ni Cheminais ni Bourdaloue, ne favorisent la morale relâchée. Voyez Probabilisme.

On doit à la vérité ce témoignage aux Jansénistes, d’avoir assez bien vengé les droits de l’amour divin contre les principes relâchés de ces casuistes attritionnaires. Mais ces Jansénistes si fiers contre les Jésuites, quand il s’agit de l’amour de Dieu, n’ont-ils rien eux-mêmes à se reprocher sur cet article ? C’est ce qu’il faut examiner en peu de mots.

C’est un principe reçu dans la théologie des Jansénistes, qu’il n’y a que deux principes de nos actions, savoir l’amour de charité qui rapporte tout à Dieu, & l’amour de cupidité qui rapporte tout à nous-mêmes. De ce principe je conclus avec les Jansénistes, que toute action qui ne procede pas de la charité a nécessairement sa source dans la cupidité, qui l’infecte & la rend vicieuse. Un autre principe non moins intime, ni moins essentiel au système des Jansénistes ; c’est que toute grace, quelque forme qu’elle prenne dans un cœur, est elle-même l’amour de charité, & qu’elle en teint, s’il est permis de parler ainsi, toutes les actions qu’elle nous fait produire. Or cette grace, de l’aveu des Jansénistes, ne produit jamais en nous un amour de Dieu dominant sur celui des créatures, toutes les fois qu’elle se trouve aux prises avec une cupidité qui lui est supérieure en degrés. Voyez Délectation relative. D’un autre côté, elle produit toûjours en nous un commencement d’amour de charité, quoiqu’inférieur en degrés à la cupidité ; parce que la grace, dans leurs