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quoiqu’établies & protégées par l’état, font perdre à la nation une branche de son commerce.

» 3°. Qu’on peut étendre avec succès notre commerce dans toute la Chrétienté, sans établir de compagnies.

» 4°. Que nous avons plus déchû, ou si l’on veut, que nous avons fait moins de progrès dans les branches confiées à des compagnies limitées, que dans celles où tous les sujets de S. M. indifféremment ont eu la liberté du négoce.

» On fait contre cette liberté diverses objections, auxquelles il est facile de répondre. »

Premiere objection. « Si tous ceux qui veulent faire un commerce en ont la liberté, il arrivera que de jeunes gens, des détaillans, & d’autres voudront s’ériger en marchands ; leur inexpérience causera leur ruine & portera préjudice au commerce, parce qu’ils acheteront cher ici pour vendre à bon marché dans l’étranger ; ou bien ils acheteront à haut prix les denrées étrangeres, pour les revendre à leur perte.

» A cela je réponds, que c’est une affaire personnelle, chacun doit être son propre tuteur. Ces personnes, après tout, ne feront dans les branches de commerce qui sont aujourd’hui en compagnies, que ce qu’elles ont fait dans celles qui sont ouvertes à tous les sujets. Les soins des législateurs embrassent la totalité du peuple, & ne s’étendent pas aux affaires domestiques. Si ce qu’on allegue se trouve vrai, que nos marchandises se vendront au-dehors à bon marché, & que les denrées étrangeres seront données ici à bas prix, j’y vois deux grands avantages pour la nation. »

II. objection. « Si la liberté est établie, les boutiquiers ou détaillans qui revendent les denrées que nous importent en retour les compagnies, auront un tel avantage dans ces commerces sur les marchands, qu’ils s’empareront de toutes les affaires.

» Nous ne voyons rien de pareil en Hollande, ni dans nos commerces libres ; tels que celui de France, de Portugal, d’Espagne, d’Italie, & de toutes nos colonies : de plus, cela ne peut arriver. Un bon détail exige des capitaux souvent considérables, & il est d’une grande sujettion ; le commerce en gros de son côté révendique les mêmes soins : ainsi il est très-difficile qu’un homme ait tout à la fois assez de tems & d’argent pour suivre également ces deux objets. De plusieurs centaines de détaillans qu’on a vû entreprendre le commerce étranger, il en est très-peu qui au bout de deux ou trois ans d’expérience, n’ayent renoncé à l’une de ces occupations pour s’adonner entierement à l’autre. Quoi qu’il en soit, cette considération est peu touchante pour la nation, dont l’intérêt général est d’acheter à bon marché, quel que soit le nom ou la qualité du vendeur, soit gentilhomme, négociant, ou détaillant. »

III. objection. « Si les boutiquiers ou autres gens ignorans dans le commerce étranger, le peuvent faire librement, ils négligeront l’exportation de nos productions, & feront entrer au contraire des marchandises étrangeres, qu’ils payeront en argent ou en lettres de change ; ce qui sera une perte évidente pour la nation.

» Il est clair que ces personnes ont comme toutes les autres, leur intérêt personnel pour premiere loi : si elles trouvent de l’avantage à exporter nos productions, elles le feront ; s’il leur convient mieux de remettre de l’argent ou des lettres de change à l’étranger, elles n’y manqueront pas : dans toutes ces choses, les négocians ne suivront point d’autres principes. »

IV. objection. « Si le commerce est libre, que ga-

gnera-t-on par l’engagement de sept années de services,

& par les sommes que les parens payent à un marchand pour mettre leurs enfans en apprentissage ? quels sont ceux qui prendront un tel parti ?

» Le service de sept années, & l’argent que donnent les apprentis, n’ont pour objet que l’instruction de la jeunesse qui veut apprendre l’art ou la science du commerce, & non pas l’acquisition d’un monopole ruineux pour la patrie. Cela est si vrai, qu’on contracte ces engagemens avec des négocians qui ne sont incorporés dans aucune communauté ou compagnie ; & parmi ceux qui y sont incorporés, il en est auxquels on ne voudroit pour rien au monde confier des apprentis ; parce que c’est la condition du maître que l’on recherche, suivant sa capacité, sa probité, le nombre, & la nature des affaires qu’il fait, sa bonne ou sa mauvaise conduite, tant personnelle que dans son domestique. »

V. objection. « Si le commerce est rendu libre, ne sera-ce pas une injustice manifeste à l’égard des compagnies de négocians, qui par eux-mêmes ou par leurs prédécesseurs ont dépensé de grandes sommes pour obtenir des priviléges au-dehors, comme fait la compagnie de Turquie & celle de Hambourg ?

» Je n’ai jamais entendu dire qu’aucune compagnie sans réunion de capitaux, ait déboursé d’argent pour obtenir ses priviléges, qu’elle ait construit des forteresses, ou fait la guerre à ses dépens. Je sai bien que la compagnie de Turquie entretient à ses frais un ambassadeur & deux consuls ; que de tems en tems elle est obligée de faire des présens au grand-seigneur ou à ses principaux officiers ; que la compagnie de Hambourg est également tenue à l’entretien de son ministre ou député dans cette ville : aussi je pense qu’il seroit injuste que des particuliers eussent la liberté d’entreprendre ces négoces, sans être soûmis à leur quote part des charges des compagnies respectives. Mais je ne conçois point par quelle raison un sujet seroit privé de ces mêmes négoces, en se soûmettant aux réglemens & aux dépenses communes des compagnies, ni pourquoi son association devroit lui coûter fort cher. »

Sixieme objection. « Si l’entrée des compagnies est libre, elles se rempliront de boutiquiers à un tel point, qu’ils auront la pluralité des suffrages dans les assemblées : par ce moyen les places de directeurs & d’assistans seront occupées par des personnes incapables, au préjudice des affaires communes.

» Si ceux qui font cette objection sont négocians, ils savent combien peu elle est fondée : car c’est beaucoup si une vingtaine de détaillans entrent dans une année dans une association ; & ce nombre n’aura pas d’influence dans les élections. S’il s’en présente un plus grand nombre, c’est un bonheur pour la nation, & ce n’est point un mal pour les compagnies : car l’intérêt est l’appas commun de tous les hommes ; & ce même intérêt commun fait desirer à tous ceux qui s’engagent dans un commerce, de le voir reglé & gouverné par des gens sages & expérimentés. Les vœux se réuniront toûjours pour cet objet ; & la compagnie des Indes en fournit la preuve, depuis que tout Anglois a pû y entrer en achetant une action, & en payant cinq livres pour son association. Les contradicteurs sur cette matiere ont dû se convaincre que la compagnie a été appuyée sur de meilleurs fondemens, & mieux gouvernée infiniment que dans les tems où l’association coûtoit cinquante livres sterlings.

» Le succès a justifié cet arrangement, puisque la nouvelle compagnie étayée par des principes plus