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qui n’en est pas. Nous savons par expérience que les additions rares qui sont de la négligence des copistes, consistent en répétitions, & les autres fautes, en omissions, corruptions, transpositions, &c. mais ce n’est pas de ces inexactitudes qu’il s’agit ici. D’ailleurs Josephe est conforme aux Septante & au Samaritain, en comptant la durée des vies de chaque patriarche en particulier. Mais, dira-t-on, on retrouve dans la somme totale, celle de l’Hébreu. Il faut en convenir, & c’est dans cet historien une faute très-bisarre. Mais il me semble qu’il est plus simple de supposer que Josephe s’est trompé dans une regle d’arithmétique que dans un fait historique, & que par conséquent l’erreur est plûtôt dans le total que dans les sommes particulieres. M. Arnaud, qui avertit en marge de sa traduction qu’il a corrigé cet endroit de Josephe sur les manuscrits, s’est bien gardé de toucher à la durée des vies, & d’en retrancher les cent ans. Il les a seulement suppléés dans le résultat de l’addition.

Nous inviterons en passant quelques-uns des membres savans de l’académie des inscriptions & belles-lettres, de nous donner un mémoire d’après l’expérience & la raison, sur les fautes qui doivent naturellement échapper aux copistes. Et poursuivant notre objet, nous remarquerons encore que dès les premiers tems qui ont suivi le déluge, on voit dans le texte Hébreu même des guerres & des tributs imposés sur des peuples subjugués, & que le tems marqué par ce texte paroît bien court, quand on le compare avec les évenemens qu’il renferme. Les trois enfans de Noé se sont fait une postérité immense ; les peuples ont cessé de connoître leur commune origine ; ils se sont regardés comme des étrangers, & traités comme des ennemis ; & cela dans l’intervalle de trois cents soixante-sept ans. Car l’Hébreu n’en accorde pas davantage au second âge. Ce second âge n’est que de trois cents soixante-sept ans. L’Hébreu ne compte que trois cents soixante-sept ans depuis le déluge jusqu’à la sortie d’Abraham hors de la ville de Haran ou Charan en Mésopotamie ; & Sem en a vécu, selon le même texte, cinq cents deux depuis le déluge. La vie des hommes qui lui ont succédé immédiatement dans ce second âge, étoit de quatre cents ans. Noé lui-même en a survécu après le déluge trois cents cinquante. Ainsi les royaumes se seront fondés ; les guerres se seront faites de leur tems ; ou ils auront méconnu leurs enfans ; ou c’est en vain qu’ils auront crié à ces furieux : malheureux que faites-vous, vous êtes freres, & vous vous égorgez ? Abraham aura été contemporain de Noé ; Sem aura vû Isaac pendant plus de trente ans, & les enfans d’un même pere se seront ignorés du vivant même de leur pere ; cela paroît difficile à croire. Et si la rapidité de ces évenemens ne nous permet pas de penser qu’on s’est trompé sur la naissance d’Adam & les tems qui ont précédé le déluge, elle forme une grande difficulté sur la certitude de ceux qui l’ont suivie. Combien cette difficulté ne s’augmente-t-elle pas encore par la promptitude & le prodige de la multiplication des enfans de Noé ! Il ne s’agit pas ici de la fable de Deucalion & de Pirrha, qui changeoient en hommes les pierres qu’ils jettoient derriere eux, mais d’un fait, & d’un fait incontestable, qu’on ne pourroit nier sans se rendre coupable d’impiété.

Ce n’est pas tout que les objections tirées des faits précédens ; voici d’autres circonstances qui ne feront guere moins sentir le besoin d’étendre la durée du second âge. C’est une monnoie d’argent publique, qui a son coin, son titre, son poids, & son cours long-tems avant Abraham. La Genese en fait mention comme d’une chose commune & d’une origine ancienne, à l’occasion du tombeau qu’Abraham acheta des fils de Heth. Voilà donc les mines

découvertes, & la maniere de fondre, de purifier, & de travailler les métaux, pratiquée. Mais il n’y a que ceux qui connoissent le détail de ces travaux qui sachent combien l’invention en suppose de tems, & combien ici l’industrie des hommes marche lentement.

Convenons donc que, quand on ne renonce pas au bon sens, à la raison, & à l’expérience, on a de la peine à concevoir tous ces évenemens à la maniere de quelques auteurs. Rien ne les embarrasse ; les miracles ne leur coûtent rien ; & ils ne s’apperçoivent pas que cette ressource est pour & contre, & qu’elle ne sert pas moins à lever les difficultés qu’ils proposent à leurs adversaires, qu’à lever celles qui leur sont proposées.

Mais que disent le bon sens, l’expérience, & la raison ? qu’en supposant, comme il est juste, l’autorité de l’Ecriture sainte, les hommes ont vécu ensemble long-tems après le déluge ; qu’ils n’ont formé qu’une société jusqu’à ce qu’ils ayent été assez nombreux pour se séparer ; que quand Dieu dit aux enfans de Noé de peupler la terre & de se la partager, il ne leur ordonna pas de se disperser çà & là en solitaires, & de laisser le patriarche Noé tout seul ; que, quand il les benit pour croître, sa volonté étoit qu’ils ne s’étendissent qu’à mesure qu’ils croîtroient ; que l’ordre, croissez, multipliez, & remplissez toute la terre, suppose une grande multiplication actuelle ; & que par conséquent ceux qui, avant la confusion des langues, envoyent Sem dans la Syrie ou dans la Chaldée, Cam en Egypte, & Japhet je ne sais où, fondent là-dessus des chronologies de royaumes, font regner Cam en Egypte sous le nom de Menez, & lui donnent, après soixante-neuf ans au plus écoulés, trois successeurs dans trois royaumes différens ; que ces auteurs, dis-je, fussent-ils cent fois plus habiles que Marsham, nous font l’histoire de leurs imaginations, & nullement celle des tems.

Que disent le bon sens, la raison, l’expérience, & la sainte Ecriture ? que les hommes choisirent après le déluge une habitation commune dans le lieu le plus commode dont ils se trouverent voisins. Que la plaine de Sennaar leur ayant plû, ils s’y établirent ; que ce fut-là qu’ils s’occuperent à réparer le dégât & le ravage des eaux ; que ce ne fut d’abord qu’une famille peu nombreuse ; puis une parenté composée de plusieurs familles ; dans la suite un peuple : & qu’alors trop nombreux pour l’étendue de la plaine, & assez nombreux pour se séparer en grandes colonies, ils dirent : « Puisque nous sommes obligés de nous diviser, travaillons auparavant à un ouvrage commun, qui transmette à nos descendans la mémoire de leur origine, & qui soit un monument éternel de notre union ; élevons une tour dont le sommet atteigne le ciel ». Dessein extravagant, mais dont le succès leur parut si certain, que Moyse fait dire à Dieu dans la Genese : Confondons leur langage ; car ils ne cesseront de travailler qu’ils n’ayent achevé leur ouvrage. Ils avoient sans doute proportionné leur projet à leur nombre ; mais à peine ont-ils commencé ce monument d’orgueil, que la confusion des langues les contraignit de l’abandonner. Ils formerent des colonies ; ils se transporterent en différentes contrées, entre lesquelles la nécessité de subsister mit plus ou moins de distance. D’un grand peuple il s’en forma plusieurs petits. Ces petits s’étendirent ; les distances qui les séparoient diminuerent peu-à-peu, s’évanouirent ; & les membres épars d’une même famille se rejoignirent, mais après des siecles si reculés, que chacun d’eux se trouva tout-à-coup voisin d’un peuple qu’il ne connoissoit pas, & dont il ignoroit la langue, les idiomes s’étant altérés parmi eux, comme nous voyons qu’il est arrivé parmi nous. Nous avons appris à parler