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subsister ; elle ne craint pas de le flétrir, en opposant à cet esprit d’intolérance qui le caractérise & qui n’est propre, selon elle, qu’à former des monstres, cet esprit de tolérance qui dominoit dans l’ancien paganisme, & qui faisoit des freres de tous ceux qu’il portoit dans son sein. Etrange excès de l’aveuglement de l’esprit humain, qui tourne contre la religion même ce qui devroit à jamais la lui rendre respectable ! Qui l’eût cru que le Christianisme, en proposant aux hommes sa sublime morale, auroit un jour à se défendre du reproche de rendre les hommes malheureux dans cette vie, pour vouloir les rendre heureux dans l’autre ?

Le célibat, dites-vous, ne peut être que pernicieux aux états, qu’il prive d’un grand nombre de sujets, qu’on peut appeller leur véritable richesse. Qui ne connoît les lois que les Romains ont faites en différentes occasions pour remettre en honneur le mariage, pour soûmettre à ces lois ceux qui fuyoient ses nœuds, pour les obliger par des récompenses & par des peines à donner à l’état des citoyens ? Ce soin, digne sans doute d’un roi qui veut rendre son état florissant, occupa l’esprit de Louis XIV. dans les plus belles années de son regne. Mais partout où domine une religion, qui fait aux hommes un point de perfection de renoncer à tout engagement, que peuvent, pour faire fleurir le mariage & par lui la société civile, tous les soins, toutes les lois, toutes les récompenses du souverain ? Ne se trouvera-t-il pas toûjours de ces hommes, qui aimant en matiere de morale tout ce qui porte un caractere de sévérité, s’attacheront au célibat par la raison même qui les en éloigneroit, s’ils ne trouvoient pas dans la difficulté d’un tel précepte dequoi flatter leur amour propre ?

Le célibat qui mérite de tels reproches, & contre lequel il n’est pas permis de se taire, c’est celui, dit l’auteur de l’esprit des lois, qui est formé par le libertinage, celui où les deux sexes se corrompant par les sentimens naturels mêmes, fuyent une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celles qui les rendent toûjours pires : c’est contre celui-là que doit se déployer toute la rigueur des lois ; parce que, comme le remarque ce célebre auteur, c’est une regle tirée de la nature, que plus on diminue le nombre des mariages qui pourroient se faire, plus on corrompt ceux qui sont faits ; & que moins il y a de gens mariés, moins il y a de fidélité dans les mariages ; comme lorsqu’il y a plus de voleurs, il y a plus de vols.

Mais en quoi le célibat, que le Christianisme a adopté, peut-il être nuisible au bien de la société ? Il la prive sans doute de quelques citoyens ; mais ceux qu’il lui enleve pour les donner à Dieu, travaillent à lui former des citoyens vertueux, & à graver dans leurs esprits ces grands principes de dépendance & de soûmission envers ceux que Dieu a posés sur leurs têtes. Il ne leur ôte l’embarras d’une famille & des affaires civiles, que pour les occuper du soin de veiller plus attentivement au maintien de la religion, qui ne peut s’altérer qu’elle ne trouble le repos & l’harmonie de l’état. D’ailleurs, les bienfaits que le Christianisme verse sur les sociétés, sont assez grands, assez multipliés, pour qu’on ne lui envie pas la vertu de continence qu’il impose à ses ministres, afin que leur pureté corporelle les rende plus dignes d’approcher des lieux où habite la Divinité. C’est comme si quelqu’un se plaignoit des libéralités de la nature ; parce que dans cette riche profusion de graines qu’elle produit, il y en a quelques-unes qui demeurent stériles.

Le luxe, nous dites-vous encore, fait la splendeur des états ; il aiguise l’industrie des ouvriers, il perfectionne les arts, il augmente toutes les branches du

commerce ; l’or & l’argent circulant de toutes parts, les riches dépensent beaucoup ; &, comme le dit un poëte célebre, le travail gagé par la mollesse s’ouvre à pas lents un chemin à la richesse. Qui peut nier que les arts, l’industrie, le goût des modes, toutes choses qui augmentent sans cesse les branches du commerce, ne soient un bien très-réel pour les états ? Or le Christianisme qui proscrit le luxe, qui l’étouffe, détruit & anéantit toutes ces choses qui en sont des dépendances nécessaires. Par cet esprit d’abnégation & de renoncement à toute vanité, il introduit à leur place la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, en un mot la destruction des arts. Il est donc par sa constitution peu propre à faire le bonheur des états.

Le luxe, je le sai, fait la splendeur des états ; mais parce qu’il corrompt les mœurs, cet éclat qu’il répand sur eux ne peut être que passager, ou plûtôt il est toûjours le funeste avant-coureur de leur chûte. Ecoutez un grand maître, qui par son excellent ouvrage de l’esprit des lois, a prouvé qu’il avoit pénétré d’un coup de génie toute la constitution des différens états ; & il vous dira qu’une ame corrompue par le luxe, a bien d’autres desirs que ceux de la gloire de sa patrie & de la sienne propre : il vous dira que bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent : il vous dira enfin que bannir le luxe des états, c’est en bannir la corruption & les vices. Mais, direz-vous, la consommation des productions de la nature & de l’art n’est-elle donc pas nécessaire pour faire fleurir les états ? Oüi, sans doute ; mais votre erreur seroit extrème, si vous vous imaginiez qu’il n’y a que le luxe qui puisse faire cette consommation : que dis-je ? elle ne peut devenir entre ses mains que très-pernicieuse ; car le luxe étant un abus des dons de la Providence, il les dispense toûjours d’une maniere qui tourne, ou au préjudice de celui qui en use, en lui faisant tort, soit dans sa personne, soit dans ses biens, ou au préjudice de ceux que l’on est obligé de secourir & d’assister. Je vous renvoye au profond ouvrage des causes de la grandeur & de la décadence des Romains, pour y apprendre quelle est l’influence fatale du luxe dans les états. Je ne vous citerai que ce trait de Juvénal qui nous dit, que le luxe, en renversant l’empire Romain, vengea l’univers dompté des victoires qu’on avoit remportées sur lui. Savior armis luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem. Or ce qui renverse les états, comment peut-il leur être utile & contribuer à leur grandeur & à leur puissance ? Concluons donc que le luxe, ainsi que les autres vices, est le poison & la perte des états ; & que s’il leur est utile quelquefois, ce n’est point par sa nature, mais par certaines circonstances accessoires, & qui lui sont étrangeres. Je conviens que dans les monarchies, dont la constitution suppose l’inégalité des richesses, il est nécessaire qu’on ne se renferme pas dans les bornes étroites d’un simple nécessaire. « Si les riches, selon la remarque de l’illustre auteur de l’esprit des lois, n’y dépensent pas beaucoup, les pauvres mourront de faim : il faut même que les riches y dépensent à proportion de l’inégalité des fortunes, & que le luxe y augmente dans cette proportion. Les richesses particulieres n’ont augmenté, que parce qu’elles ont ôté à une partie des citoyens le nécessaire physique : il faut donc qu’il leur soit rendu. Ainsi pour que l’état monarchique se soûtienne, le luxe doit aller en croissant, du laboureur à l’artisan, au négociant, aux nobles, aux magistrats, aux grands seigneurs, aux traitans principaux, aux princes ; sans quoi tout seroit perdu ».

Le terme de luxe qu’emploie ici M. de M… se prend pour toute dépense qui excede le simple nécessaire ; dans lequel cas le luxe est ou vicieux ou légitime, selon qu’il abuse ou n’abuse pas des dons