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On peut remarquer en passant, que chez tous les anciens peuples, tels que les Assyriens, les Perses, les Egyptiens, les Ethiopiens, les Gaulois, les Bretons, les Germains, les Scythes, les Etruriens, ceux-là seuls étoient regardés comme les sages & les philosophes de la nation, qui avoient usurpé la qualité de prêtres & de ministres de la religion. C’étoient des hommes souples & adroits, qui faisoient servir la religion aux vûes intéressées & politiques de ceux qui gouvernoient. Voici quelle étoit la doctrine des Chaldéens sur la divinité.

Ils reconnoissoient un Dieu souverain, auteur de toutes choses, lequel avoit établi cette belle harmonie qui lie toutes les parties de l’univers. Quoiqu’ils crussent la matiere éternelle & préexistante à l’opération de Dieu, ils ne s’imaginoient pourtant pas que le monde fût éternel ; car leur cosmogonie nous représente notre terre comme ayant été un chaos ténébreux, où tous les élémens étoient confondus pêle-mêle, avant qu’elle eût reçu cet ordre & cet arrangement qui la rendent un séjour habitable. Ils supposoient que des animaux monstrueux & de diverses figures avoient pris naissance dans le sein informe de ce chaos, & qu’ils avoient été soûmis à une femme nommée Omerca ; que le dieu Belus avoit coupé cette femme en deux parties, de l’une desquelles il avoit formé le ciel & de l’autre la terre, & que la mort de cette femme avoit causé celle de tous ces animaux ; que Belus après avoir formé le monde & produit les animaux qui le remplissent, s’étoit fait couper la tête ; que les hommes & les animaux étoient sortis de la terre que les autres dieux avoient détrempée dans le sang qui couloit de la blessure du dieu Belus, que c’étoit-là la raison pour laquelle les hommes étoient doués d’intelligence, & avoient reçu une portion de la divinité. Berose, qui rapporte ceci dans les fragmens que nous avons de lui, & qui nous ont été conservés par Syncelle, observe que toute cette cosmogonie n’est qu’une allégorie mystérieuse, par laquelle les Chaldéens expliquoient de quelle maniere le Dieu créateur avoit débrouillé le chaos & introduit l’ordre parmi la confusion des élémens. Du moins, ce que l’on voit à-travers les voiles de cette surprenante allégorie, c’est que l’homme doit sa naissance à Dieu, & que le Dieu suprème s’étoit servi d’un autre Dieu pour former ce monde. Cette doctrine n’étoit point particuliere aux Chaldéens. C’étoit même une opinion universellement reçue dans tout l’Orient, qu’il y avoit des génies, dieux subalternes & dépendans de l’Être suprême, qui étoient distribués & répandus dans toutes les parties de ce vaste univers. On croyoit qu’il n’étoit pas digne de la majesté du Dieu souverain de présider directement au sort des nations. Renfermé dans lui-même, il ne lui convenoit pas de s’occuper des pensées & des actions des simples mortels : mais il en laissoit le soin à des divinités locales & tutélaires. Ce n’étoit aussi qu’en leur honneur que fumoit l’encens dans les temples, & que couloit sur les autels le sang des victimes. Mais outre les bons génies qui s’appliquoient à faire du bien aux hommes, les Chaldéens admettoient aussi des génies mal-faisans. Ceux-là étoient formés d’une matiere plus grossiere que les bons, avec lesquels ils étoient perpétuellement en guerre. Les premiers étoient l’ouvrage du mauvais principe, comme les autres l’étoient du bon ; car il paroît que la doctrine des deux principes avoit pris naissance en Chaldée, d’où elle a passé chez les Perses. Cette croyance des mauvais démons, qui non seulement avoit cours chez les Chaldéens, mais encore chez les Perses, les Egyptiens & les autres nations Orientales, paroît avoir sa source dans la tradition respectable de la séduction du premier hom-

me par un mauvais démon. Ils prenoient toutes sortes de formes, pour mieux tromper ceux qui avoient l’impudence de se confier à eux.

Tels étoient vraissemblablement les mysteres, auxquels les Chaldéens avoient soin de n’initier qu’un petit nombre d’adeptes, qui devoient leur succéder, pour en faire passer la tradition d’âge en âge jusqu’à la postérité la plus reculée. Il n’étoit pas permis aux disciples de penser au-delà de ce que leurs maîtres leur avoient appris. Ils plioient servilement sous le joug que leur imposoit le respect aveugle qu’ils avoient pour eux. Diodore de Sicile leur en fait un mérite, & les éleve en cela beaucoup au-dessus des Grecs, qui, selon lui, devenoient le jouet éternel de mille opinions diverses, entre lesquelles flottoit leur esprit indécis ; parce que dans leur maniere de penser, ils ne vouloient être maîtrisés que par leur génie. Mais il faut être bien peu philosophe soi-même, pour ne pas sentir que le plus beau privilége de notre raison consiste à ne rien croire par l’impulsion d’un instinct aveugle & méchanique, & que c’est deshonorer la raison, que de la mettre dans des entraves ainsi que le faisoient les Chaldéens. L’homme est né pour penser de lui-même. Dieu seul mérite le sacrifice de nos lumieres, parce qu’il est le seul qui ne puisse pas nous tromper, soit qu’il parle par lui-même, soit qu’il le fasse par l’organe de ceux auxquels il a confié le sacré dépôt de ses révélations. La philosophie des Chaldéens n’étant autre chose qu’un amas de maximes & de dogmes, qu’ils transmettoient par le canal de la tradition, ils ne méritent nullement le nom de philosophes. Ce titre, dans toute la rigueur du terme, ne convient qu’aux Grecs & aux Romains, qui les ont imités en marchant sur leurs traces. Car pour les autres nations, on doit en porter le même jugement que des Chaldéens, puisque le même esprit de servitude régnoit parmi elles ; au lieu que les Grecs & les Romains osoient penser d’après eux-mêmes. Ils ne croyoient que ce qu’ils voyoient, ou du moins que ce qu’ils s’imaginoient voir. Si l’esprit systématique les a précipités dans un grand nombre d’erreurs, c’est parce qu’il ne nous est pas donné de découvrir subitement & comme par une espece d’instinct la vérité. Nous ne pouvons y parvenir, qu’en passant par bien des impertinences & des extravagances ; c’est une loi à laquelle la nature nous a assujettis. Mais en épuisant toutes les sottises, qu’on peut dire sur chaque chose, les Grecs nous ont rendu un service important, parce qu’ils nous ont comme forcés de prendre presqu’à l’entrée de notre carriere le chemin de la vérité.

Pour revenir aux Chaldéens, voici la doctrine qu’ils enseignoient publiquement ; savoir, que le soleil, la lune, & les autres astres, & sur-tout les planetes, étoient des divinités qu’il falloit adorer. Hérodote & Diodore sont ici nos garans. Les étoiles qui forment le zodiaque, étoient principalement en grande vénération parmi eux, sans préjudice du soleil & de la lune, qu’ils ont toûjours regardés comme leurs premieres divinités. Ils appelloient le soleil Belus, & donnoient à la lune le nom de Nebo ; quelquefois aussi ils l’appelloient Nergal. Le peuple, qui est fait pour être la dupe de tous ceux qui ont assez d’esprit pour prendre sur lui de l’ascendant, croyoit bonnement que la divinité résidoit dans les astres, & par conséquent qu’ils étoient autant de dieux qui méritoient ses hommages. Pour les sages & les philosophes du pays, ils se contentoient d’y placer des esprits ou des dieux du second ordre, qui en dirigeoient les divers mouvemens.

Ce principe une fois établi que les astres étoient des divinités, il n’en fallut pas davantage aux Chaldéens pour persuader au peuple qu’ils avoient une