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roît pas fondé ; & la foiblesse de l’ennemi a souvent arrêté la vivacité des poursuites. Les faits que la religion des payens proposoit à croire, pouvoient bien satisfaire l’avide crédulité du peuple : mais ils n’étoient point dignes de l’examen sérieux des Philosophes. La religion Chrétienne parut : par les lumieres qu’elle répandit, elle fit bientôt évanouir tous ces phantômes que la superstition avoit jusque-là réalisés : ce fut sans doute un spectacle bien surprenant pour le monde entier, que la multitude des dieux qui en étoient la terreur ou l’espérance, devenus tout-à-coup son joüet & son mépris. La face de l’univers changée dans un si court espace de tems, attira l’attention des Philosophes : tous porterent leurs regards sur cette religion nouvelle, qui n’exigeoit pas moins leur soûmission que celle du peuple.

Ils ne furent pas long-tems à s’appercevoir qu’elle étoit principalement appuyée sur des faits, extraordinaires à la vérité, mais qui méritoient bien d’être discutés par les preuves dont ils étoient soûtenus. La dispute changea donc ; les Sceptiques reconnurent les droits des vérités métaphysiques & géométriques sur notre esprit, & les Philosophes incrédules tournerent leurs armes contre les faits. Cette matiere depuis si long-tems agitée, auroit été plus éclaircie, si avant que de plaider de part & d’autre, l’on fût convenu d’un tribunal où l’on pût être jugé. Pour ne pas tomber dans cet inconvénient, nous disons aux Sceptiques : vous reconnoissez certains faits pour vrais ; l’existence de la ville de Rome dont vous ne sauriez douter, suffiroit pour vous convaincre, si votre bonne foi ne nous assûroit cet aveu : il y a donc des marques qui vous font connoître la vérité d’un fait ; & s’il n’y en avoit point, que seroit la société ? tout y roule, pour ainsi dire, sur des faits : parcourez toutes les sciences, & vous verrez du premier coup d’œil, qu’elles exigent qu’on puisse s’assûrer de certains faits : vous ne seriez jamais guidé par la prudence dans l’exécution de vos desseins ; car qu’est-ce que la prudence, sinon cette prévoyance qui éclairant l’homme sur tout ce qui s’est passé & se passe actuellement, lui suggere les moyens les plus propres pour le succès de son entreprise, & lui fait éviter les écueils où il pourroit échoüer ? La prudence, s’il est permis de parler ainsi, n’est qu’une conséquence dont le présent & le passé sont les prémisses : elle est donc appuyée sur des faits. Je ne dois point insister davantage sur une vérité que tout le monde avoue ; je m’attache uniquement à fixer aux incrédules ces marques qui caractérisent un fait vrai ; je dois leur faire voir qu’il y en a non-seulement pour ceux qui arrivent de nos jours, &, pour ainsi dire, sous nos yeux ; mais encore pour ceux qui se passent dans des pays très-éloignés, ou qui par leur antiquité traversent l’espace immense des siecles : voilà le tribunal que nous cherchons, & qui doit décider sur tous les faits que nous présenterons.

Les faits se passent à la vûe d’une ou de plusieurs personnes : ce qui est à l’extérieur, & qui frappe les sens, appartient au fait ; les conséquences qu’on en peut tirer sont du ressort du philosophe qui le suppose certain. Les yeux sont pour les témoins oculaires des juges irreprochables, dont on ne manque jamais de suivre la décision : mais si les faits se passent à mille lieues de nous, ou si ce sont des évenemens arrivés il y a plusieurs siecles, de quels moyens nous servirons-nous pour y atteindre ? D’un côté, parce qu’ils ne tiennent à aucune vérité nécessaire, ils se dérobent à notre esprit ; & de l’autre, soit qu’ils n’existent plus, ou qu’ils arrivent dans des contrées fort éloignées de nous, ils échapent à nos sens.

Quatre choses se présentent à nous ; la déposition des témoins oculaires ou contemporains, la tradition orale, l’histoire, & les monumens : les témoins oculaires ou contemporains parlent dans l’histoire ; la

tradition orale doit nous faire remonter jusqu’à eux ; & les monumens enchaînent, s’il est permis de parler ainsi, leur témoignage. Ce sont les fondemens inébranlables de la certitude morale : par-là nous pouvons rapprocher les objets les plus éloignés, peindre, & donner une espece de corps à ce qui n’est plus visible, réaliser enfin ce qui n’existe plus.

On doit distinguer soigneusement dans la recherche de la vérité sur les faits, la probabilité d’avec le souverain degré de la certitude, & ne pas s’imaginer en ignorant que celui qui renferme la probabilité dans sa sphere, conduise au Pyrrhonisme, ou même donne la plus légere atteinte à la certitude. J’ai toûjours crû, après une mûre réflexion, que ces deux choses étoient tellement séparées, que l’une ne menoit point à l’autre. Si certains auteurs n’avoient travaillé sur cette matiere qu’après y avoir bien réfléchi, ils n’auroient pas dégradé par leurs calculs la certitude morale. Le témoignage des hommes est la seule source d’où naissent les preuves pour les faits éloignés ; les différens rapports d’après lesquels vous le considérez, vous donnent ou la probabilité ou la certitude. Si vous examinez le témoin en particulier pour vous assûrer de sa probité, le fait ne vous deviendra que probable ; & si vous le combinez avec plusieurs autres, avec lesquels vous le trouviez d’accord, vous parviendrez bien-tôt à la certitude. Vous me proposez à croire un fait éclatant & intéressant ; vous avez plusieurs témoins qui déposent en sa faveur : vous me parlez de leur probité & de leur sincérité ; vous cherchez à descendre dans leurs cœurs, pour y voir à découvert les mouvemens qui les agitent ; j’approuve cet examen : mais si j’assûrois avec vous quelque chose sur ce seul fondement, je craindrois que ce ne fût plûtôt une conjecture de mon esprit, qu’une découverte réelle. Je ne crois point qu’on doive appuyer une démonstration sur la seule connoissance du cœur de tel & tel homme en particulier : j’ose dire qu’il est impossible de prouver d’une démonstration morale qui puisse équivaloir à la certitude métaphysique, que Caton eût la probité que son siecle & la postérité lui accordent : sa réputation est un fait qu’on peut démontrer ; mais sur sa probité, il faut malgré nous nous livrer à nos conjectures, parce que n’étant que dans l’intérieur de son cœur, elle fuit nos sens, & nos regards ne sauroient y atteindre. Tant qu’un homme sera enveloppé dans la sphere de l’humanité, quelque véridique qu’il ait été dans tout le cours de sa vie, il ne sera que probable qu’il ne m’en impose point sur le fait qu’il rapporte. Le tableau de Caton ne vous présente donc rien qui puisse vous fixer avec une entiere certitude. Mais jettez les yeux, s’il m’est permis de parler ainsi, sur celui qui représente l’humanité en grand, voyez-y les différentes passions dont les hommes sont agités, examinez ce contraste frappant : chaque passion a son but, & présente des vûes qui lui sont propres : vous ignorez quelle est la passion qui domine celui qui vous parle ; & c’est ce qui rend votre foi chancelante : mais sur un grand nombre d’hommes vous ne sauriez douter de la diversité des passions qui les animent ; leurs foibles mêmes & leurs vices servent à rendre inébranlable le fondement où vous devez asseoir votre jugement. Je sais que les apologistes de la Religion chrétienne ont principalement insisté sur les caracteres de sincérité & de probité des apôtres ; & je suis bien éloigné de faire ici le procès à ceux qui se contentent de cette preuve ; mais comme les Sceptiques de nos jours sont très-difficiles sur ce qui constitue la certitude des faits, j’ai cru que je ne risquois rien d’être encore plus difficile qu’eux sur ce point, persuadé que les faits évangéliques sont portés à un degré de certitude qui brave les efforts du Pyrrhonisme le plus outré.