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ges qui reviendront de sa Physique genérale à la Medecine & à la santé. Le but de ses connoissances est, de se pouvoir exempter d’une infinité de maladies, & même aussi peut-être de l’affoiblissement de la vieillesse.

Telle est la méthode de Descartes. Telles sont ses promesses ou ses espérances. Elles sont grandes sans doute : & pour sentir au juste ce qu’elles peuvent valoir, il est bon d’avertir le lecteur qu’il ne doit point se prévenir contre ce renoncement à toute connoissance sensible, par lequel ce Philosophe débute. On est d’abord tenté de rire en le voyant hésiter à croire qu’il n’y ait ni monde, ni lieu, ni aucun corps autour de lui : mais c’est un doute métaphysique, qui n’a rien de ridicule ni de dangereux ; & pour en juger sérieusement, il est bon de se rappeller les circonstances où Descartes se trouvoit. Il étoit né avec un grand génie ; & il régnoit alors dans les écoles un galimathias d’entités, de formes substancielles, & de qualités attractives, répulsives, retentrices, concoctrices, expultrices, & autres non moins ridicules ni moins obscures, dont ce grand homme étoit extrèmement rebuté. Il avoit pris goût de bonne heure à la méthode des Géometres, qui d’une vérité incontestable, ou d’un point accordé, conduisent l’esprit à quelqu’autre vérité inconnue ; puis de celle-là à une autre, en procedant toûjours ainsi ; ce qui procure cette conviction d’où nait une satisfaction parfaite. La pensée lui vint d’introduire la même méthode dans l’étude de la nature ; & il crut en partant de quelques vérités simples, pouvoir parvenir aux plus cachées, & enseigner la Physique ou la formation de tous les corps, comme on enseigne la Géométrie.

Nous reconnoîtrions facilement nos défauts, si nous pouvions remarquer que les plus grands hommes en ont eu de semblables. Les philosophes auroient suppléé à l’impuissance où nous sommes pour la plûpart de nous étudier nous-mêmes, s’ils nous avoient laissé l’histoire des progrès de leur esprit. Descartes l’a fait, & c’est un des grands avantages de sa méthode. Au lieu d’attaquer directement les scholastiques, il représente le tems où il étoit dans les mêmes préjugés : il ne cache point les obstacles qu’il a eus à surmonter pour s’en défaire ; il donne les regles d’une méthode beaucoup plus simple qu’aucune de celles qui avoient été en usage jusqu’à lui, laisse entrevoir les découvertes qu’il croit avoir faites, & prépare par cette adresse les esprits à recevoir les nouvelles opinions qu’il se proposoit d’établir. Il y a apparence que cette conduite a eu beaucoup de part à la révolution dont ce philosophe est l’auteur.

La méthode des Géometres est bonne, mais a-t-elle autant d’étendue que Descartes lui en donnoit ? Il n’y a nulle apparence. Si l’on peut procéder géométriquement en Physique, c’est seulement dans telle ou telle partie, & sans esperance de lier le tout. Il n’en est pas de la nature comme des mesures & des rapports de grandeur. Sur ces rapports Dieu a donné à l’homme une intelligence capable d’aller fort loin, parce qu’il vouloit le mettre en état de faire une maison, une voûte, une digue, & mille autres ouvrages où il auroit besoin de nombrer & de mesurer. En formant un ouvrier, Dieu a mis en lui les principes propres à diriger ses opérations : mais destinant l’homme à faire usage du monde, & non à le construire, il s’est contenté de lui en faire connoître sensiblement & expérimentalement les qualités usuelles ; il n’a pas jugé à propos de lui accorder la vûe claire de cette machine immense.

Il y a encore un défaut dans la méthode de Descartes : selon lui il faut commencer par définir les choses, & regarder les définitions comme des principes propres à en faire découvrir les proprié-

tés. Il paroît au contraire qu’il faut commencer par

chercher les propriétés ; car, si les notions que nous sommes capables d’acquérir, ne sont, comme il paroît évident, que différentes collections d’idées simples que l’expérience nous a fait rassembler sous certains noms, il est bien plus naturel de les former, en cherchant les idées dans le même ordre que l’expérience les donne, que de commencer par les définitions, pour en déduire ensuite les différentes propriétés des choses. Descartes méprisoit la science qui s’acquiert par les sens ; & s’étant accoutumé à se renfermer tout entier dans des idées intellectuelles, qui pour avoir entr’elles quelque suite, n’avoient pas en effet plus de réalité, il alla avec beaucoup d’esprit de méprise en méprise. Avec une matiere prétendue homogene, mise & entretenue en mouvement, selon deux ou trois regles de la méchanique, il entreprit d’expliquer la formation de l’univers. Il entreprit en particulier de montrer avec une parfaite évidence, comment quelques parcelles de chyle ou de sang, tirées d’une nourriture commune, doivent former juste & précisément le tissu, l’entrelacement, & la correspondance des vaisseaux du corps d’un homme, plûtôt que d’un tigre ou d’un poisson. Enfin il se vantoit d’avoir découvert un chemin qui lui sembloit tel, qu’on devoit infailliblement trouver la science de la vraie Medecine en le suivant. Voyez Axiome.

On peut juger de la nature de ses connoissances à cet égard par les traits suivans. Il prit pour un rhûmatisme la pleurésie dont il est mort, & crut se délivrer de la fievre en buvant un demi-verre d’eau-de-vie : parce qu’il n’avoit pas eu besoin de la saignée dans l’espace de 40 ans, il s’opiniâtra à refuser ce secours qui étoit le plus spécifique pour son mal : il y consentit trop tard, lorsque son delire fut calmé & dissipé. Mais alors, dans le plein usage de sa raison, il voulut qu’on lui infusât du tabac dans du vin pour le prendre intérieurement ; ce qui détermina son medecin à l’abandonner. Le neuvieme jour de sa fievre, qui fut l’avant-dernier de sa vie, il demanda de sang froid des panais, & les mangea par précaution, de crainte que ses boyaux ne se retrécissent, s’il continuoit à ne prendre que des bouillons. On voit ici la distance qu’il y a du Géometre au Physicien. Hist. du Ciel, tome II.

Quoique M. Descartes se fût appliqué à l’étude de la morale, autant qu’à aucune autre partie de la philosophie, nous n’avons cependant de lui aucun traité complet sur cette matiere. On en voit les raisons dans une lettre qu’il écrivit à M. Chanut. « Messieurs les régens de collége (disoit-il à son ami) sont si animés contre moi à cause des innocens principes de Physique qu’ils ont vû, & tellement en colere de ce qu’ils n’y trouvent aucun prétexte pour me calomnier, que si je traitois après cela de la morale, ils ne me laisseroient aucun repos ; car, puisqu’un pere Jésuite a crû avoir assez de sujet pour m’accuser d’être sceptique, de ce que j’ai réfuté les sceptiques ; & qu’un ministre a entrepris de persuader que j’étois athée, sans en alléguer d’autres raisons, sinon, que j’ai tâché de prouver l’existence de Dieu : que ne diroient-ils point, si j’entreprenois d’examiner quelle est la juste valeur de toutes les choses qu’on peut desirer ou craindre ; quel sera l’état de l’ame après la mort ; jusqu’où nous devons aimer la vie, & quels nous devons être pour n’avoir aucun sujet d’en craindre la perte ! J’aurois beau n’avoir que les opinions les plus conformes à la Religion, & les plus utiles au bien de l’Etat, ils ne laisseroient pas de me vouloir faire croire que j’en aurois de contraires à l’un & à l’autre. Ainsi je pense que le mieux que je puisse faire dorénavant, sera de m’abstenir de faire des livres : & ayant pris pour ma devise, illi mors gravis incubat, qui notus nimis omni-