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membres la proportion qui s’ajuste le mieux avec les fonctions auxquelles l’a destiné la providence. La bonté animale sera d’autant plus parfaite, que les membres bien proportionnés conspireront d’une façon plus avantageuse à l’accomplissement des fonctions animales. Par une suite des lois que Dieu a établies, il doit s’exciter dans l’ame telles ou telles sensations à l’occasion de telles ou telles impressions qui auront été faites sur les organes de nos sens. Si donc elles ne s’y excitoient pas, il y auroit alors un défaut d’œconomie animale. On en peut voir un exemple bien sensible dans les personnes paralytiques. Le défaut d’œconomie animale se trouve aussi dans ceux qui ont des mouvemens convulsifs, qu’ils ne peuvent arrêter ni suspendre. On peut dire la même chose de ceux qui sont fous & stupides. Les uns ont trop d’idées, & les autres n’en ont pas assez, par un défaut de conformation dans le cerveau. Il est des personnes qui sont nées sans aucun goût pour la Musique, & d’autres pour qui les vers les mieux faits ne sont qu’un vain bruit. Ce défaut d’organes dans ces sortes de personnes est, comme l’on voit, un défaut d’œconomie animale. On peut dire en général, que c’est là le grand défaut de ces esprits stupides & grossiers, dont la portée ne sauroit atteindre au raisonnement le plus simple. Les organes du corps, qui les voile & les enveloppe, sont si épais & si massifs, qu’il ne leur est presque pas possible de déployer leurs facultés ni de faire leurs opérations. Plus les organes sont delicats, plus les sensations qu’ils occasionnent sont vives. Il y a des animaux qui nous surpassent par la délicatesse de leurs organes : le lynx a la vûe plus perçante que nous ; l’aigle fixe le soleil qui nous ébloüit ; le chien a plus de sagacité que nous dans l’odorat ; le toucher de l’araignée est plus subtil que le nôtre, & le sentiment de l’abeille plus exquis & plus sûr que celui que nous éprouvons : mais n’envions point aux animaux l’avantage qu’ils ont sur nous en cette partie. Si nous avions l’œil microscopique du lynx, nous verrions le ciron : mais notre vûe ne pourroit s’etendre jusqu’aux cieux. Si le toucher étoit plus sensible & plus délicat, nous serions blessés par tous les corps environnans ; les douleurs & les maladies s’introduiroient par chaque pore. Si nous avions l’odorat plus vif, nous serions incommodés des parties volatiles d’une rose, & leur action sur le cerveau en ébranleroit trop violemment les fibres. Avec une oreille plus fine, la nature se feroit toûjours entendre à nous avec un bruit de tonnerre, & nous nous trouverions étourdis par le plus leger souffle de vent. Croyons que les organes, dont la nature nous a doüés, sont proportionnés au rang que nous tenons dans l’univers. S’ils étoient plus grossiers ou plus délicats, nous ne nous trouverions plus si propres aux fonctions animales, qui sont une suite de notre constitution. Après qu’on a pesé toutes les choses dans la balance de la raison, on est forcé de reconnoitre la bonté & la sagesse de la providence également & dans ce qu’elle donne & dans ce qu’elle refuse, & de convenir avec Pope, en dépit de l’orgueil & de la raison qui s’égare, de cette vérité évidente, que tout ce qui est, est bien. Nous nous regardons comme dégradés, parce qu’il a plû à l’auteur de notre être de nous assujettir aux organes d’un corps : mais il pourroit se trouver, en approfondissant la matiere, que cette influence de l’union de l’ame avec le corps, s’exerce peut-être plus au profit qu’aux dépens de nos facultés intellectuelles. Voyez les articles Esprit & Résurrection, où cette question est agitée.

La bonté raisonnée, qualité propre à l’être pensant, consiste dans les rapports des mœurs avec l’ordre essentiel, éternel, immuable, regle & modele de toutes les actions réfléchies : elle est la même que la vertu. Voyez cet article.

Jusqu’ici nous h’avons considéré le bon, que par les rapports qu’il a avec notre esprit. Pris en ce sens, il rentre dans l’idée du beau, qui n’est autre chose que la perception des rapports ; voyez cet article : mais il y a un autre bon, dont les rapports sont plus immédiats avec nous, parce qu’ils touchent notre cœur de plus près. La bonté qui résulte de ces rapports, est plus intimement liée avec notre être, plus proportionnée à nos intérêts : il n’y a qu’elle qui ait de l’ascendant sur notre cœur, & qui l’ouvre au sentiment. L’autre bonté nous est, pour ainsi dire, étrangere ; elle ne nous touche presque pas : si elle a des charmes, ce n’est que pour notre esprit. Nous admirons les êtres en qui paroît cette premiere bonté : mais nous n’aimons que ceux qui participent à cette autre bonté ; & l’amour que nous leur portons se mesure sur les différens degrés de cette bonté relative. Le bon, pris dans ce secord sens, se confond avec l’utile ; de sorte que tous les êtres qui nous sont utiles, renferment cette bonté qui intéresse le cœur, ainsi que cette autre bonté qui plaît à l’esprit, est l’apanage de tous les êtres qui sont beaux.

Le bon a donc deux branches, dont l’une est le bon qui est beau, & l’autre le bon qui est utile. Le premier ne plaît qu’à l’esprit, & le second intéresse le cœur : l’un n’obtient de nous que des sentimens d’estime & d’admiration, tandis que nous réservons pour l’autre toute notre tendresse. Un être qui ne seroit que beau pour nous, se feroit seulement estimer & admirer de nous. Dieu, tout Dieu qu’il est, auroit beau déployer à notre esprit toutes les perfections qui le rendent infini, il ne trouveroit jamais le chemin de notre cœur, s’il ne se montroit à nous comme bienfaisant. Sa bonté pour nous est le seul attribut qui puisse nous arracher l’hommage de notre cœur. Et que nous serviroit le spectacle de sa divinité, s’il ne nous rendoit heureux ?

On voit par-là combien s’abusent de pieux visionnaires, qui follement amoureux d’une perfection chimérique, s’imaginent qu’ils peuvent aimer dans Dieu autre chose que sa bonté bienfaisante. Quel désintéressement ! ils veulent que leur amour pour Dieu soit si pur, si généreux, si gratuit, si indépendant de toutes vûes intéressées, que même à l’égard de Dieu on se contente du plaisir de l’aimer, sans rien attendre & sans rien espérer de lui. Ce n’est pas ici le lieu de combattre ces excès impies, qui sont contraires à la loi naturelle, & qui deshonorent la Religion, sous la vaine apparence d’une perfection chimérique qui en détruit les fondemens. Voyez les articles Charité & Quiétisme, où sont refutées ces absurdités, aussi impies qu’insensées ; mais qui sont les suites nécessaires d’un desintéressement absolu.

Un être peut nous être utile de deux manieres ; ou par lui-même, ou par quelque chose qui soit distingué de lui. Ce qui ne nous est utile que comme moyen, nous ne l’aimons pas pour lui-même, mais seulement pour la chose à laquelle il nous fait parvenir : ainsi nous n’aimons pas les richesses pour elles-mêmes, mais bien pour les plaisirs que nous achetons à leurs dépens ; j’excepte pourtant les avares, pour qui la possession des richesses est un véritable bien : ceux-ci sont heureux par la vûe de l’or, & les autres ne le sont que par l’usage qu’ils en font. Mais un être nous est-il utile par lui-même ? c’est alors que nous l’aimons pour lui-même & que notre cœur s’y attache : ou cet être nous satisfait du côté de la conscience & de la raison, ce qui est un bien durable, solide, & qui n’est point sujet à de fâcheux revers ; & alors on lui donne le nom de bien honnête : ou bien cet être ne nous satisfait que du côté de la cupidité, & se trouve par conséquent exposé au dégoût & à l’inquiétude ; & alors on lui donne simplement le nom de bien agréable entant qu’opposé à l’honnêteté.