Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 2.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

humain semble mettre dans les choses. Un statuaire jette l’œil sur un bloc de marbre ; son imagination plus prompte que son ciseau, en enleve toutes les parties superflues, & y discerne une figure : mais cette figure est proprement imaginaire & fictive ; il pourroit faire sur une portion d’espace terminée par des lignes intellectuelles, ce qu’il vient d’exécuter d’imagination dans un bloc informe de marbre. Un philosophe jette l’œil sur un amas de pierres jettées au hasard ; il anéantit par la pensée toutes les parties de cet amas qui produisent l’irrégularité, & il parvient à en faire sortir un globe, un cube, une figure réguliere. Qu’est-ce que cela signifie ? Que quoique la main de l’artiste ne puisse tracer un dessein que sur des surfaces résistantes, il en peut transporter l’image par la pensée sur tout corps ; que dis-je, sur tout corps ? dans l’espace & le vuide. L’image, ou transportée par la pensée dans les airs, ou extraite par imagination des corps les plus informes, peut être belle ou laide : mais non la toile idéale à laquelle on l’a attachée, ou le corps informe dont on l’a fait sortir.

Quand je dis donc qu’un être est beau par les rapports qu’on y remarque, je ne parle point des rapports intellectuels ou fictifs que notre imagination y transporte, mais des rapports réels qui y sont, & que notre entendement y remarque par le secours de nos sens.

En revanche, je prétens que quels que soient les rapports, ce sont eux qui constitueront la beauté, non dans ce sens étroit où le joli est l’opposé du beau, mais dans un sens, j’ose le dire, plus philosophique & plus conforme à la notion du beau en général, & à la nature des langues & des choses.

Si quelqu’un a la patience de rassembler tous les êtres auxquels nous donnons le nom de beau, il s’appercevra bientôt que dans cette foule il y en a une infinité où l’on n’a nul égard à la petitesse ou la grandeur : la petitesse & la grandeur sont comptées pour rien toutes les fois que l’être est solitaire, ou qu’étant individu d’une espece nombreuse, on le considere solitairement. Quand on prononça de la premiere horloge ou de la premiere montre qu’elle étoit belle, faisoit-on attention à autre chose qu’à son méchanisme, ou au rapport de ses parties entre-elles ? Quand on prononce aujourd’hui que la montre est belle, fait-on attention à autre chose qu’à son usage & à son méchanisme. Si donc la définition générale du beau doit convenir à tous les êtres auxquels on donne cette épithete, l’idée de grandeur en est exclue. Je me suis attaché à écarter de la notion du beau, la notion de grandeur ; parce qu’il m’a semblé que c’étoit celle qu’on lui attachoit plus ordinairement. En Mathématique, on entend par un beau problème, un problème difficile à résoudre ; par une belle solution, la solution simple & facile d’un problème difficile & compliqué. La notion de grand, de sublime, d’élevé, n’a aucun lieu dans ces occasions où on ne laisse pas d’employer le nom de beau. Qu’on parcourre de cette maniere tous les êtres qu’on nomme beaux : l’un exclura la grandeur, l’autre exclura l’utilité ; un troisieme la symmétrie ; quelques-uns même l’apparence marquée d’ordre & de symmétrie ; telle seroit la peinture d’un orage, d’une tempête, d’un cahos : & l’on sera forcé de convenir, que la seule qualité commune, selon laquelle ces êtres conviennent tous, est la notion de rapports.

Mais quand on demande que la notion générale de beau convienne à tous les êtres qu’on nomme tels, ne parle-t-on que de sa langue, ou parle-t-on de toutes les langues ? Faut-il que cette définition convienne seulement aux êtres que nous appellons beaux en François, ou à tous les êtres qu’on appelleroit beaux en Hébreu, en Syriaque, en Arabe, en Chaldéen, en Grec, en Latin, en Anglois, en Italien, & dans tou-

tes les langues qui ont existé, qui existent, ou qui

existeront ? & pour prouver que la notion de rapports est la seule qui resteroit après l’emploi d’une regle d’exclusion aussi étendue, le philosophe sera-t-il forcé de les apprendre toutes ? ne lui suffit-il pas d’avoir examiné que l’acception du terme beau varie dans toutes les langues ; qu’on le trouve appliqué là à une sorte d’êtres, à laquelle il ne s’applique point ici, mais qu’en quelque idiome qu’on en fasse usage, il suppose perception de rapports ? Les Anglois disent a fine flavour, a fine woman, une belle femme, une belle odeur. Où en seroit un philosophe Anglois, si ayant à traiter du beau, il vouloit avoir égard à cette bisarrerie de sa langue ? C’est le peuple qui a fait les langues ; c’est au philosophe à découvrir l’origine des choses ; & il seroit assez surprenant que les principes de l’un ne se trouvassent pas souvent en contradiction avec les usages de l’autre. Mais le principe de la perception des rapports, appliqué à la nature du beau, n’a pas même ici ce desavantage ; & il est si général, qu’il est difficile que quelque chose lui échappe.

Chez tous les peuples, dans tous les lieux de la terre, & dans tous les tems, on a eu un nom pour la couleur en général, & d’autres noms pour les couleurs en particulier, & pour leurs nuances. Qu’auroit à faire un philosophe à qui l’on proposeroit d’expliquer ce que c’est qu’une belle couleur ? sinon d’indiquer l’origine de l’application du terme beau à une couleur en général, quelle qu’elle soit, & ensuite d’indiquer les causes qui ont pû faire préférer telle nuance à telle autre. De même c’est la perception des rapports qui a donné lieu à l’invention du terme beau ; & selon que les rapports & l’esprit des hommes ont varié, on a fait les noms joli, beau, charmant, grand, sublime, divin, & une infinité d’autres, tant relatifs au physique qu’au moral. Voilà les nuances du beau : mais j’étens cette pensée, & je dis :

Quand on exige que la notion générale de beau convienne à tous les êtres beaux, parle-t-on seulement de ceux qui portent cette épithete ici & aujourd’hui, ou de ceux qu’on a nommés beaux à la naissance du monde, qu’on appelloit beaux il y a cinq mille ans, à trois mille lieues, & qu’on appellera tels dans les siecles à venir ; de ceux que nous avons regardés comme tels dans l’enfance, dans l’âge mûr, & dans la vieillesse ; de ceux qui font l’admiration des peuples policés, & de ceux qui charment les sauvages. La vérité de cette définition sera-t-elle locale, particuliere, & momentanée ? ou s’étendra-t-elle à tous les êtres, à tous les tems, à tous les hommes, & à tous les lieux ? Si l’on prend le dernier parti, on se rapprochera beaucoup de mon principe, & l’on ne trouvera guere d’autre moyen de concilier entr’eux les jugemens de l’enfant & de l’homme fait : de l’enfant, à qui il ne faut qu’un vestige de symmétrie & d’imitation pour admirer & pour être recréé ; de l’homme fait, à qui il faut des palais & des ouvrages d’une étendue immense pour être frappé : du sauvage & de l’homme policé ; du sauvage, qui est enchanté à la vûe d’une pendeloque de verre, d’une bague de laiton, ou d’un brasselet de quincaille ; & de l’homme policé, qui n’accorde son attention qu’aux ouvrages les plus parfaits : des premiers hommes, qui prodiguoient les noms de beaux, de magnifiques, &c. à des cabanes, des chaumieres, & des granges ; & des hommes d’aujourd’hui, qui ont restreint ces dénominations aux derniers efforts de la capacité de l’homme.

Placez la beauté dans la perception des rapports, & vous aurez l’histoire de ses progrès depuis la naissance du monde jusqu’aujourd’hui : choisissez pour caractere différentiel du beau en général, telle autre qualité qu’il vous plaira, & votre notion se trouve-