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droits actuels, dont elle n’est pas plus exempte que la multitude des citoyens.

Si les privileges de la noblesse ne sont point un obstacle à cet établissement, certainement ceux des gens de main-morte le seront beaucoup moins encore : « C’est envain, dit un des premiers d’entre eux (S. Cyprien), que ceux dont la raison & la justice proscrivent également les privileges, répondent à l’une & à l’autre par la possession, comme si la coutume & l’usage pouvoient jamais avoir plus de force que la vérité, & devoient prévaloir sur elle ».

Les précautions de ces corps n’ont pas même les avantages de la possession. Elles étoient méconnues avant 1711 ; en aucuns tems antérieurs ils n’ont été dispensés des charges publiques, ils supportoient même autrefois celle de donner des citoyens à l’état.

Si les ministres de l’ancien sacerdoce, dont ils reclament la parité, ne contribuoient point à ses charges, c’est qu’ils ne possédoient aucun bien dans la société, & qu’ils ne vivoient que des aumônes qu’ils en recevoient sous le nom de dîmes ; ceux du sacerdoce moderne voudroient-ils être réduits à la même condition ?

Ils supportoient les impôts dans l’empire romain, & Constantin même qui leur avoit tant d’obligations, & qui les combloit en reconnoissance de tant de faveurs, ne les en dispensa pas. Envain S. Grégoire de Naziance dit à Julien, préposé pour régler les tributs de cette ville « que le clergé & les moines n’avoient rien pour César, & que tout étoit pour Dieu ». Julien ne les imposa pas moins.

Autant en fit Clotaire premier, malgré l’audace d’Injurius, évêque de Tours qui osa lui dire « si vous pensez, sire, ôter à dieu ce qui est à lui, Dieu vous ôtera votre couronne ». Clotaire les oblige de payer à l’état chaque année le tiers des revenus des biens ecclésiastiques ; & Pierre de Blois, quoiqu’il soutînt avec la plus grande violence « que les princes ne doivent exiger des évêques & du clergé que des prieres continuelles pour eux, & que s’ils veulent rendre l’église tributaire, quiconque est fils de l’église doit s’y opposer, & mourir plutôt que de le souffrir » ne put empêcher que ses confreres & lui ne fussent soumis à la dîme saladine.

Je n’entrerai pas dans un plus grand détail des faits qui prouvent que dans tous les tems les mainmortables ont supporté les charges de l’état sans distinction, que même ils y contribuoient & avec justice, dans une proportion plus forte que les autres. Ceux qui ont quelques connoissances de l’histoire n’en doutent pas, & quiconque voudra des autorités en trouvera sans nombre dans l’Hist. ecclés. de l’abbé de Fleury.

Je remarquerai seulement qu’il étoit bien étrange que des privileges que l’on savoit si bien apprécier dans des siecles de ténébres & d’ignorance, lorsque les évêques assemblés à Rheims écrivoient à Louis le Germanique « que saint Eucher, dans une vision qui le ravit au ciel, avoit vu Charles Martel tourmenté dans l’enfer inférieur par l’ordre des saints qui doivent assister avec le Christ au jugement dernier, pour avoir dépouillé les églises, & s’être ainsi rendu coupables des péchés de tous ceux qui les avoient dotés » ; il seroit bien étrange, dis-je, que dans un tems plus éclairé, où les évêques eux-mêmes le sont trop pour ne pas sentir toute l’injustice & toute l’illusion de ces prétentions, elles parussent d’une importance plus grande qu’on ne les trouvoit alors.

Je ne m’arrêterai pas à les réfuter. Est il nécessaire de démontrer que celui à qui un autre auroit confié son bien, n’auroit pas le droit de le lui refuser, ou de ne vouloir lui en remettre que ce qu’il jugeroit

à propos, & de la maniere qu’il lui conviendroit ? Les biens de main-morte sont une portion considérable des forces de la société ; il ne dépend pas des possesseurs de les y soustraire ; en passant dans leurs mains, ils n’ont point changé de nature, ils ne sont point à eux, ils ne les ont ni acquis ni gagnés ; ils appartiennent aux pauvres, conséquemment à la république. Si ce corps prétend l’épuiser sans cesse de richesses & de sujets, sans équivalent & sans aucune utilité pour elle ; s’il trouve qu’il n’est pas de sa dignité d’en faire partie, de contribuer à ses charges dans la proportion des biens qu’il y possede, & dans la même forme que les autres ; qu’il ne trompe point le vœu de ceux qui l’ont fait dépositaire de ces biens ; qu’il n’en réserve que ce qu’il faut pour vivre dans la modestie & dans la frugalité ; qu’il restitue tout le reste aux pauvres, & qu’il leur soit distribué, non pas pour subsister dans la paresse & dans les vices qu’elle engendre toujours ; mais pour en obtenir leur subsistance par le travail ; que de familles à charge à l’état lui deviendroient utiles, & lui rendroient le tribut que les autres lui refusent ! Combien j’en établirois sur ces vastes possessions. Que d’hommes produiroient ces terres ainsi cultivées par un plus grand nombre de mains.

Mais, dit-on, ces corps fournissent des contributions ; oui ! mais il y a une double injustice dans la maniere ;

1°. En le faisant beaucoup moins que les autres, & qu’ils ne le devroient.

2°. En le faisant par des emprunts, ensorte que c’est toujours les autres citoyens qui contribuent réellement pour eux.

Il n’est pas moins intéressant pour tous & pour l’état qui est garant de ces emprunts, de réformer cette administration vicieuse ; les biens du clergé deviendront insuffisans même pour l’intérêt de ses dettes ; il se plaint depuis long-tems d’en être obéré, elles retombent à la charge de la société ; ce qu’on appelle les rentes sur l’ancien clergé, réduites à moitié, en sont un exemple ; rien ne prouve mieux que cet exemple, combien il seroit avantageux pour ce corps lui-même d’être assujetti à des contributions annuelles & proportionnelles ; conséquemment qu’il y auroit encore plus d’utilité pour lui, que pour les autres dans l’impôt territorial ; indépendament de ce que, comme je l’ai fait voir, il n’auroit aucun droit de s’y opposer.

Enfin, pour derniere difficulté particuliere, si on m’objectoit que les provinces dont j’ai parlé, ont un droit incontestable de s’administrer elles-mêmes de la maniere qu’elles le jugent à propos, & que c’est la condition à laquelle elles se sont soumises au gouvernement ; je réponds que leur administration fût-elle la meilleure, ce que je montrerai tout-à-l’heure ne pas être, il faut qu’elles se conforment à celle des autres, parce qu’il ne doit y avoir aucune différence dans les obligations & dans le sort des sujets d’un même état. Ces provinces font partie de la société, ou ne le font pas.

Si elles en font partie, rien n’a pû altérer le droit que la société a sur elles, comme sur tout ce qui la compose. Le gouvernement qui n’est institué que pour la conservation de ce droit, n’a pû faire aucun traité qui y soit contraire, en tout cas il ne sauroit le détruire.

Si elles n’en font point partie, la société générale peut leur refuser ses avantages, & les traiter comme des sociétés étrangeres, dont le maintien ne l’intéresse point, & qui doivent y pourvoir elles-mêmes sans son secours.

Après avoir reconnu l’insuffisance de ces objections, dira-t-on comme quelques-uns, qu’à la vérité elles ne formeroient point d’obstacles à cet éta-