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lions en valeur numéraire, ce qui seroit un très-grand bien.

Moins les peuples auront à débourser, moins ils seront exposés aux poursuites rigoureuses des receveurs dont les frais doublent souvent leur contribution principale, & qu’ils n’éprouvent, que parce que l’impossibilité de vendre leurs denrées les met dans l’impossibilité de payer. Il est tel pays où on ne compte pas en richesses numéraires l’équivalent de quelques années des impôts dont ils sont chargés, & pour qui l’éloignement de la capitale rend tout retour impraticable. Il est donc bien important de consommer dans ces cantons le produit des impôts, sans quoi ils seroient bien-tôt épuisés, & hors d’état de continuer à les supporter.

Chaque province devant fournir son contingent des denrées, toutes participeroient aux avantages de cette maniere de contribuer, en raison de leur étendue, de leurs productions & de leur situation plus ou moins favorable pour les débouchés ; tandis que dans le système actuel il n’y a que les provinces les plus à la proximité des lieux où les entrepreneurs doivent livrer ces denrées, qui en profitent. Leur intérêt s’oppose à des achats éloignés, les transports absorberoient une partie de leurs bénéfices.

Ces entrepreneurs deviendroient inutiles, & les gains immenses qu’ils font retourneroient à la décharge des peuples, qui fournissant à leur place, les auroient de moins à supporter.

De plus, par cet arrangement, la dépense publique se simplifieroit autant que la recette par l’impôt territorial. Ces mains intermédiaires par lesquelles l’une & l’autre passent, & qui en retiennent des portions si considérables qui ne rentrent plus dans la circulation, ne seroient plus ouvertes que pour des gains légitimes, produits par des travaux utiles. Les sommes levées sur les peuples iroient directement au trésor public, & en sortiroient de même pour retourner aux peuples : les facultés se renouvellant sans cesse, les contribuables seroient toujours en état de supporter l’impôt, parce qu’ils n’en seroient point épuisés.

Je sais bien qu’il faudroit des régisseurs & des préposés à la conservation des marchandises & des denrées que les provinces fourniroient en nature. Je sais aussi que la perte de ce qui leur est confié est ordinairement le résultat de leur maniement ; mais si celui qui prévariqueroit le premier, étoit puni avec toute la sévérité dûe à un sacrilege public, pour m’exprimer comme Plutarque, les autres n’auroient point envie d’imiter son exemple.

Au reste ce n’est point une chimere que je propose. Cette maniere de lever les tributs en deniers & en nature, fut long-tems celle des Romains, qui en savoient bien autant que nous. Toutes les provinces de ce vaste empire fournissoient l’habillement aux troupes, les grains & toutes les denrées nécessaires pour leur nourriture, le fourrage pour les chevaux, &c. Tite-Live & Polybe nous apprennent que les tributs de Naples, de Tarente, de Locres & de Reggio étoient des navires armés, qu’on leur demandoit en tems de guerre. Capoue donnoit des soldats & les entretenoit. Ce qui s’est pratiqué alors avec avantage, ne peut être impraticable ni nuisible aujourd’hui.

Mais les difficultés sur la perception, dans le rapport où je viens de l’examiner, ne sont point les seules objections qu’il y ait à faire contre un unique impôt territorial : il en est d’une autre espece & d’une plus grande importance, que je dois résoudre :

1°. Tous les impôts étant réunis en un seul, & portés sur la terre, il ne subsiste plus de différences dans le prix des denrées ; il sera le même universellement, d’où il résultera que les subsistances, & toutes les choses de consommation seront également cheres

par-tout, quoique le prix du travail ne le soit pas. L’artisan, l’ouvrier, le journalier des villes gagnent moins que ceux de la campagne : ceux des villes de province, moins que ceux de la capitale ; cependant ils seront tous obligés de dépenser autant pour vivre. Cette disproportion entre le gain & la dépense seroit injuste & trop préjudiciable pour être soufferte.

Je conviens de la force & de l’intérêt de cette objection ; mais elle n’est rien moins qu’insurmontable.

La différence du prix des denrées d’un endroit à l’autre, abstraction faite de celle qui résulte de leur qualité, de leur rareté ou de leur abondance, provient de quatre causes.

Des frais de leur transport.

De la dépense de la main d’œuvre pour celles apprêtées ou converties en d’autres formes.

Des bénéfices que font les fabricans & les négocians qui les manufacturent, les achetent & les vendent.

Enfin des droits successifs qui sont levés dessus, & qui augmentent plus ou moins le prix principal à proportion de leur quantité & des différens endroits où les denrées ont passé ; qu’on y réfléchisse bien, on ne trouvera point d’autres causes.

L’impôt territorial ne change rien aux trois premieres, elles subsistent dans leur entier. Le prix des denrées sera toujours plus cher de la dépense de leur transport, de celle de leur fabrication & de leur apprêt, ainsi que du profit des fabricans & de ceux qui en font le commerce.

Il ne s’agit donc que de rétablir la différénce détruite par l’unité & l’égalité de l’impôt territorial, & pour cela il ne faut que le rendre plus fort pour les maisons des villes qui doivent y être assujetties que pour les terres. Par exemple, si les maisons des villes en raison de la masse de l’impôt & de leur produit devoient être taxées au quart de leur revenu, on porteroit cette taxe au tiers, à la moitié ou plus, suivant ce qu’exigeroit la proportion du gain & de la dépense entre leurs habitans & ceux de la campagne. Ce que les premiers supporteroient de plus pour leur logement, compenseroit ce qu’ils payeroient de moins pour leur consommation. Cette augmentation de taxe sur les maisons qui seroient à la décharge des terres, restitueroit la condition des uns & des autres dans le rapport où elle doit être. Ainsi cette objection, l’une des plus spécieuses & la plus propre à séduire au premier aspect, n’est point un obstacle à l’établissement de cet impôt.

Celle qui dérive des privileges de certains corps & de certaines provinces, qui prétendent avoir le droit, ou de ne point contribuer aux charges publiques, ou de le faire d’une autre maniere que leurs concitoyens, n’est pas mieux fondée.

En parlant de l’obligation de les supporter, j’ai fait voir que toutes exemptions de ces charges étoient des infractions aux lois fondamentales de la société ; qu’elles tendent à en produire la ruine ; qu’elles sont nulles & abusives par le droit inaliénable & indestructible qu’ont tous les membres du corps politique, d’exiger de chacun, & chacun de tous, la contribution réciproque de forces, qu’ils se sont engagés de fournir pour la dépense & la sureté commune.

Aucune puissance dans la république ne sauroit dispenser personne de cette obligation ; aucune ne peut accorder de privileges, ni faire de concessions au préjudice de ce droit : la société elle-même n’en a pas le pouvoir, parce qu’elle n’a pas celui de faire ce qui seroit contraire à sa conservation ; à plus forte raison le gouvernement qui la représente, & qui n’est établi que pour y veiller.

Ce n’est point pour qu’il y ait une partie qui jouisse & l’autre qui souffre que l’état est institué. Par-tout