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rée, & C’est d’eux qu’elle dépend. Des procédures uniques, des condamnations, des amendes, & tous les moyens des plus cruelles vexations sont autorisés contre vous.

Je voudrois dissimuler des maux plus grands & plus honteux encore, dont ces impôts sont la source. L’énorme disproportion entre le prix de la chose & le droit, en rend la fraude très-lucrative & invite à la pratiquer. Des gens qu’on ne sauroit regarder comme criminels, perdent la vie pour avoir tenté de la conserver, & le traitant dont l’intérêt repousse tout remord, poursuit du sein de sa meurtriere opulence, toute la rigueur des peines infligées par la loi aux scélérats, contre ceux que souvent ses gains illégitimes ont réduits à la cruelle nécessité de s’y exposer. Je n’aime point, disoit Cicéron, qu’un peuple qui est le dominateur de l’univers, en soit en même tems le facteur. Il y a quelque chose de plus affligeant que ce qui déplaisoit à Cicéron.

Tous les droits sur les consommations n’exposent pas, je le sais, les citoyens à des dangers si terribles ; mais tous sont également contraires à leur liberté, à leur sureté, & à tous les droits naturels & civils, par les surveillances, les inquisitions & les recherches aussi oppressives que ridicules qu’ils occasionnent. Ils ont même le malheur de contraindre jusqu’aux sentimens de l’humanité.

Je me garderai bien de secourir l’homme de bien dont la cabane touche à mon habitation ; il est pauvre & malade, un peu de vin fortifieroit sa vieillesse & le rappelleroit à la vie ; c’est un remede efficace pour ceux qui n’en font pas un usage ordinaire. Je ne lui en porterai point, je n’irai point l’arracher à la mort ; celui qui a le droit étrange de régler mes besoins, & de me prescrire jusqu’à quel point je dois user de ce qui m’appartient, m’en feroit repentir, & ma ruine seroit le prix de ma commisération. L’homme de bien périt ; je n’ai point fait une action qui eût été si douce à mon cœur, & la société y perd un citoyen qui, peut-être, en laisse d’autres à sa charge, à qui il avoit donné le jour, & que sa mort prive de la subsistance.

Ce n’est pas la meilleure administration que celle où la bienfaisance est reprimée comme le crime, où l’on force la nature à s’opposer à la nature, & l’humanité à l’humanité.

Ce ne sera pas non plus où cette foule de droits subsistera, que le commerce sera florissant : on ne considere pas assez le préjudice qu’il en éprouve, & celui qui en résulte pour l’état, quand pour l’intérêt du fisc on l’accable de toutes les entraves que lui cause cette diversité de perceptions. Il seroit tems néanmoins d’y songer. Le commerce est devenu la mesure de la puissance des empires ; l’avidité du gain produite par l’excès des dépenses du luxe, a substitué l’esprit de trafic qui énerve l’ame, & amollit le courage à l’esprit militaire qui s’est perdu avec la frugalité des mœurs.

Des gens, pour qui raisonner est toujours un tort, en ont accusé la philosophie, & ont voulu lui attribuer les désastres qui s’en sont suivis ; cela prouve qu’ils n’ont point le bonheur de la connoître, ni de sentir avec quelle énergie elle inspire le goût du bien, l’amour de ses devoirs, & l’enthousiasme des choses grandes, justes, honnêtes, & vertueuses, sur-tout l’horreur de l’injustice & de la calomnie.

Quoi qu’il en soit des fausses imputations que la sottise & la méchanceté prodiguent en tous genres, contre la vertu & les gens de bien, il est certain que la ruine du commerce est le produit nécessaire des impôts sur les marchandises. 1°. Par des causes qui leur sont inhérentes. 2°. Par les moyens qu’ils fournissent à la rapacité des traitans, d’exercer toutes les vexations qu’elle peut imaginer ; & quand on

sait de quoi elle est capable, on frémit de cette liberté qui fait l’esclavage du commerce, le tourment & la perplexité continuels de ceux qui le pratiquent.

Tous ces mouvemens sont épiés & contraints ; des formalités sans nombre, sont autant de dangers à-travers desquels il marche, si je puis m’exprimer ainsi, sur des piéges tendus sans cesse & de tous côtés, à la bonne foi ; soit qu’on les ignore, soit par inadvertance, si on en néglige aucune, c’en est assez, on est perdu.

Depuis l’entrée d’une marchandise étrangere, depuis la sortie de la terre, & même avant, pour celles que le sol produit, jusqu’à leur entiere consommation, elles sont entourées de gardes & d’exacteurs qui ne les quittent plus. A chaque pas ce sont des douanes, des barrieres, des péages, des bureaux, des déclarations à faire, des visites à souffrir, des mesures, des pesées, des tarifs inintelligibles, des appréciations arbitraires, des discussions à avoir, des droits à supporter, & des vexations à éprouver.

Quiconque a vû les quittances de tout ce qu’une denrée a payé dans toutes les formes & dans tous les lieux où elle a passé, sait bien que je ne dis rien d’outré, & que n’atteste l’énoncé de ces écrits.

Avec la multitude de ces droits, on en voit l’embarras ; l’intention la plus pure dans ceux qui en font la perception, ne les garantit point de l’incertitude & de l’injustice. Que de fausses applications & d’erreurs qu’on ne peut exiger qu’ils mettent à la charge de leurs commettans, & qui tombent toujours à celle du public ! d’ailleurs le moyen de régler tant de droits qui, la plûpart, sont par eux-mêmes indéterminables ?

Si c’est sur le pié de la valeur de la chose, le principe est impraticable. Comment fixer le prix d’une marchandise ? il varie sans cesse, elle n’a pas aujourd’hui celui qu’elle avoit hier ; il dépend de son abondance ou de sa rareté, qui ne dépendent de personne ; de la volonté de ceux qui en font usage, & de toutes les révolutions de la nature & du commerce, qui font que les denrées sont plus ou moins communes, les débouchés plus ou moins favorables.

L’impôt ne se prête à aucune de ces circonstances, il varieroit continuellement, & ne seroit qu’une nouvelle source de difficultés.

Si c’est sur la quantité, sans égard à la qualité qu’il est réglé, il n’a plus de proportion avec la valeur réelle des denrées, toutes celles d’une même espece sont également taxées. Il en arrive que le pauvre qui ne consomme que le plus mauvais, paye autant de droits pour ce qu’il y a de pis, que le riche pour ce qu’il y a de plus excellent, ce qui rend la condition du premier doublement malheureuse ; exclus par sa misere de l’usage des meilleurs alimens, il supporte encore en partie les impôts de ceux que prodiguent l’orgueil & la sensualité des autres. Les quantités égales, l’opulent oisif ne fournit pas plus à l’état en flattant son goût d’un vin exquis, que le manouvrier indigent en consommant le plus commun pour réparer ses forces épuisées par le travail.

Il n’y a pas là seulement de l’injustice, il y a de la cruauté ; c’est trop accabler la portion la plus précieuse des citoyens ; c’est lui faire sentir avec trop d’inhumanité l’excès de sa dépression, & l’horreur de sa destinée qui pourroit être celle de tous les autres.

Il seroit trop long de parcourir tous les vices qui tiennent essentiellement à la nature de ces impôts, en voilà plus qu’il n’en faut pour prouver que leurs effets ne sont pas ceux qu’on leur a attribués. Passons aux préjudices les plus graves qui résultent de la nécessité de les affermer.