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de l’autre, la société ou le gouvernement qui la représente, ne peut rien exiger au-delà, ni faire aucun autre usage de ce qu’ils fournissent.

On observoit à l’un des plus grands rois que la France ait jamais eu, que son pouvoir étoit borné. « Je peux tout ce que je veux, répondit le monarque équitable & bienfaisant, parce que je ne veux que ce qui est juste & pour le bien de mes sujets ». Cette réponse est belle, c’est dommage qu’elle soit remarquable. Ce devroit être celle de tout souverain.

Dans tout état gouverné par ces principes, les tributs seront modérés, parce que l’utilité publique en sera la mesure. Dans les autres, ils seront excessifs, parce que les besoins imaginaires que produisent les passions & l’illusion d’une fausse gloire dans ceux qui gouvernent, sont insatiables, & qu’ils en seront la regle.

On trouve dans des lois bursales que les revenus publics sont ceux du prince, & que ses dettes sont celles de l’état. On ne sauroit renverser les principes plus à l’avantage du gouvernement & plus à la ruine de l’état. Aussi dans ceux où on se permet de publier ces maximes, diroit-on que ce sont deux ennemis, & que l’intérêt du premier est d’anéantir l’autre, comme si en le détruisant, il ne devoit pas être lui-même enseveli sous ses ruines.

Quand on est parvenu à cet étonnant oubli de tout ordre & de tout bien public, ce n’est plus l’état que l’on sert, c’est le gouvernement pour son argent, & la rapacité met un prix énorme à tous les services ; l’épuisement des peuples, l’aliénation entiere de l’état même ne suffit pas. Comme il faut acheter, & ce n’est pas le moins cher, jusqu’à la bassesse des courtisans, qui croyent effacer la honte de leur avilissement par celle de leur opulence ; il faut aussi vendre avec une partie de l’autorité jusqu’au droit d’en trafiquer & de négocier de la justice : droit monstrueux qui soumet la vérité, la raison & le savoir, à l’erreur, à l’ignorance & à la sottise, qui livre la vie, la liberté, l’honneur & la fortune des citoyens, au fanatisme, à la cruauté, à l’orgueil & à toutes les passions de quiconque a le moyen de payer ce droit effrayant, qui fait à-la-fois l’opprobre & la terreur de l’humanité.

Le gouvernement ne consulte que ses besoins toujours avides & jamais prévoyans, quand il a recours à des expédiens si pernicieux. Le sort des hommes est-il de si peu d’importance, que l’on puisse donner ainsi au hazard le pouvoir d’en disposer ? Les princes qui ont le mieux mérité du genre humain, ne le pensoient pas.

Alexandre Severe n’éleva personne à la magistrature & aux emplois publics, qu’il ne le fit publier auparavant, afin que chacun pût s’y opposer, si on avoit quelques reproches à faire à ceux qu’il y destinoit. Il disoit que celui qui achete, doit vendre, & ne souffrit jamais que les dignités fussent le prix de l’argent.

A Rome, dans les beaux jours de la république, les usages étoient encore plus favorables à la liberté & à la sûrete des citoyens. On nommoit des juges pour chaque affaire, & même du consentement des parties. Denis d’Halicarnasse écrit que quand les tribuns jugerent seuls, ils se rendirent odieux. Il falloit, dit Tite-Live, l’assemblée du peuple pour infliger une peine capitale à un citoyen. On ne pouvoit décider de sa vie que dans les grands états.

On ne voyoit point là de meurtre commis avec le glaive de la justice. L’héritage de l’orphelin n’étoit point la récompense du deshonneur, obtenue par la séduction du juge, & la justice n’étoit point vendue à l’iniquité. L’hypocrisie & le faux zele n’insultoient point au mérite, & n’outrageoient pas la vertu. Enfin rien ne ressembloit à tout ce qui s’est pratiqué

dans la vénalité contre les citoyens & contre l’état même ; car si elle est funeste aux individus, elle ne l’est pas moins au bon ordre & à la tranquillité des républiques.

C’est une vérité démontrée par l’expérience de tous les tems, que plus l’administration générale se divise, plus elle s’affoiblit, & moins l’état est bien gouverné. Les intérêts partiels toujours opposés à l’intérêt total, se multiplient en raison du nombre des administrations subalternes. Plus le nombre en est considérable, moins il y a de cohérence dans l’administration générale, & plus elle est pénible. Indépendamment des volontés individuelles, chaque corps a la sienne, suivant laquelle il veut gouverner, que souvent il s’oppose à celle des autres, & presque toujours à l’autorité suprème ; tous tentent d’envahir & de prévaloir sur elle. On a en acheté une portion, on en dispute les restes. Alors la puissance générale trop partagée s’épuise. L’état est mal défendu au-dehors, & mal conduit dans l’intérieur : le désordre s’introduit, les intérêts se croisent, les passions, les préjugés, l’ambition, le caprice d’une foule d’administrateurs prennent la place des principes, les regles deviennent arbitraires, locales & journalieres, ce qui étoit prescrit hier, est proscrit aujourd’hui. Sous cette multitude d’autorités qui se choquent, les peuples ne sont plus gouvernés, mais opprimés ; ils ne savent plus ce qu’ils ont à faire, ni l’obéissance qu’ils doivent ; les lois tombent dans le mépris, & la liberté civile est accablée de chaînes.

Ajoutons que plus le magistrat est nombreux, plus il y a de besoins particuliers à satisfaire, & par conséquent plus de vexations à supporter par les peuples.

A Thèbes, on représentoit les juges avec un bandeau sur les yeux, & n’ayant point de mains. Ils n’ont conservé que le bandeau, ce n’est pas pour être ce que signifie le surplus de cette embleme, que l’on acquiert la possibilité de vendre ce qui n’est déjà plus la justice dès qu’elle est à prix. Malheur à qui est obligé d’y avoir recours. Il valoit mieux souffrir la lésion de l’injuste. Ce n’est pas assez de payer ses juges, il faut les corrompre, sans quoi l’innocent est livré au crime du coupable, & le foible à l’oppression du puissant. « Il est impossible, écrit le célebre chancelier de l’Hôpital à Olivier, d’assouvir cette ardeur d’amasser qui dévore nos tribunaux, & que nul respect humain, nulle crainte des lois ne peut refrener. On vous accuse, dit-il encore dans une autre occasion, en parlant à des juges en présence du souverain, de beaucoup de violence ; vous menacez les gens de vos jugemens, & plusieurs sont scandalisés de la maniere dont vous faites vos affaires. Il y en a entre vous qui se sont faits commissaires des vivres pendant les derniers troubles, & d’autres qui prennent de l’argent pour faire bailler des audiences ». Les mémoires & les lettres de ce grand homme sont pleins de semblables reproches qu’il faisoit aux tribunaux.

Quiconque sert l’état, doit en être payé, sans doute ; il faut pourvoir à son entretien & à sa subsistance : c’est le prix de son travail. Avec des mœurs, celui du mérite & de la vertu n’est que l’estime & la considération publique. Après la bataille de Salamine, Thémistocle disoit qu’il étoit payé de ses travaux & des peines qu’il avoit endurés pour le salut de la Grece, par l’admiration que lui témoignoient les peuples aux jeux olympiques.

De pareilles récompenses n’oberent point l’état ; elles élevent les hommes, l’argent les avilit. Ce sont les actions honteuses qu’il faudroit payer pour les rendre plus viles encore, s’il étoit permis de les souffrir pour quelque cause que ce fût.

Mais pour ce qui doit l’être à ceux que l’état em-