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jourd’hui le nombre de vos artisans, de vos matelots, de vos paysans, enfin, de votre derniere classe de citoyens, dans la quelle la disette d’hommes se fait sentir autant que le trop grand nombre d’hommes se fait sentir dans les autres classes. Mais n’aviez-vous pas d’autres raisons politiques que celle de la population, pour conserver la vie à vos deserteurs ; ne pouviez-vous les employer utilement ? N’aviez-vous pas d’autres moyens, & des moyens plus efficaces pour prévenir le crime de desertion, que de vous priver du travail & des forces d’un si grand nombre de citoyens ? Il faut punir les deserteurs sans doute ; mais il faut que dans leurs châtimens même, ils soient encore utiles à l’état, & sur-tout il ne faut les punir qu’après leur avoir ôté les motifs qui les sollicitent au crime. Voilà ce qu’on doit d’abord au soldat ; à cette espece d’hommes à laquelle on impose des lois si séveres, & de qui on exige tant de sacrifices. Membres de la société qu’ils protegent, ils doivent en partager les avantages, & ses défenseurs ne doivent pas être ses victimes. Le premier devoir de tous les citoyens, sans doute, est la défense de la patrie ; tous devroient être soldats, & s’armer contre l’ennemi commun ; mais dans les grandes sociétés, telles que sont aujourd’hui celles de l’Europe, les princes ou les magistrats qui les gouvernent, choisissent parmi les citoyens ceux qui veulent se dévouer plus particulierement à la guerre. C’est à l’abri de ce corps respectable, que le reste cultive les campagnes, & qu’il jouit de la vie ; mais le blé de vos campagnes croît pour celui qui les défend, comme pour celui qui les cultive, & les laines employées dans vos manufactures, doivent habiller ces hommes sans lesquels vous n’auriez pas de manufactures. Il est injuste & barbare d’enchaîner le soldat à son métier, sans le lui rendre agréable ; il a fait à la société des sacrifices ; la société lui doit des dédommagemens : je crois indispensable d’augmenter la paye du soldat ; elle ne suffit pas à ses besoins réels ; il lui faudroit au moins deux sols par jour de plus, pour qu’il fût en France aussi-bien qu’il devroit l’être ; il faudroit qu’il eût un habit tous les ans. Cette augmentation dans le traitement de l’infanterie, ne feroit pas une somme de cinq à six millions ; & sans doute elle pourroit se prendre sur des réformes utiles. C’est dans la réforme des abus que vous trouverez des fonds ; mais s’il falloit absolument que l’état fournît à cette augmentation de paye par de nouveaux fonds, & qu’il ne pût les donner, il vaudroit mieux alors diminuer les troupes ; parce que cinquante mille hommes bien payés, bien contens, & par conséquent pleins de zele & de bonne volonté, défendent mieux l’état, que cent cinquante mille hommes, dont la plûpart sont retenus par force, & dont aucun n’est attaché à l’état.

Avec la légere augmentation dont je viens de parler, le soldat doit jouir à-peu-près de la même sorte d’aisance que le bon laboureur, & l’artisan des villes ; pour vous conserver de vieux soldats, & prévenir même l’envie de desertion, ce seroit sur-tout aux caporaux, anspesades, & premiers fusiliers, qu’il seroit important de faire un bon traitement. Un moyen encore d’attacher le soldat à son état, c’est d’y attacher l’officier. Il fait passer son esprit dans celui qu’il commande ; le soldat se plaint dès que l’officier murmure ; quand l’un se retire, l’autre est tenté de deserter. Je sais que le traitement des officiers françois est meilleur qu’il ne l’étoit avant la guerre ; mais il n’est pas encore tel qu’il devroit être : j’entens se plaindre que l’esprit militaire est tombé en France, qu’on ne voit plus dans l’officier le même zèle & le même esprit qu’on y a vu autrefois. Ce changement a plusieurs causes, j’en vais parler.

Dans le siecle passé il y avoit en France moins d’ar-

gent qu’il y en a aujourd’hui ; il n’y avoit pas eu

d’augmentation dans les monnoies, le louis étoit à 14 liv. il est à 24 liv. il y a peut-être neuf cens millions dans le royaume, il n’y en avoit pas cinq cens ; avec la même paye qu’il a aujourd’hui, l’officier avoit une aisance honnête, & il est pauvre ; il y avoit peu de luxe, il pouvoit soutenir sa pauvreté sans en rougir ; il y a beaucoup de luxe, & sa pauvreté l’humilie ; il trouvoit encore dans son état des avantages dont il a cesse de jouir ; on avoit pour la noblesse une considération qu’on n’a plus ; elle l’a perdue par plusieurs causes ; je vais les dire. On étoit moins éloigné des tems où la distinction entre la noblesse & le tiers-état étoit plus grande, où la noblesse pouvoit davantage, où sa source étoit plus pure ; elle ne s’acquerroit pas encore par une multitude de charges inutiles, on l’obtenoit par des charges honorées & par des services ; elle étoit donc plus respectable & plus respectée ; ces corps étoient composés de l’ancienne noblesse des provinces, qui ne connoissoit que l’histoire de ses ancêtres ; sa chaise, ses droits & ses titres ; aujourd’hui les premiers corps d’infanterie sont composés d’officiers de noblesse nouvelle ; les familles annoblies par des charges de secrétaire du roi, ou autres de cette espece, passent dans une partie considérable des fiefs grands & petits, & achetent à la cour des charges qui sembloient faites pour la noblesse du second ordre ; voilà encore des raisons pour que la noblesse soit moins considérée qu’autrefois ; or, comme elle compose toujours, du-moins pour le plus grand nombre, votre militaire ; ce militaire a donc perdu de la considération par cette seule raison, que la noblesse en a perdu : les victoires de Turenne, du grand Condé, du maréchal de Luxembourg, le ministre de Louvois, l’accueil de Louis XIV. pour ceux qui le servoient bien à la guerre, avoient répandu sur le militaire de France, alors le premier de l’Europe, un éclat qui rejaillissoit sur le moindre officier ; la guerre malheureuse de 1701 dut changer à cet égard l’esprit de la nation ; le militaire ne put être honoré après les journées d’Hoested & de Ramelies, Steinkerques, & de Nervindes ; à cette guerre succéda la longue paix qui dura jusqu’en 1733 ; pendant cette paix, il s’est formé dans le nord de l’Allemagne un système militaire, qui a ravi à celui de France l’honneur d’être le modele des autres ; & pendant la même paix, la nation françoise s’est entierement livrée au commerce, à la finance, aux colonies, à la société, portés à l’excès : tous les gens d’affaires & les négocians se sont enrichis ; la nation a été occupée de la compagnie des Indes, comme elle l’avoit été des conquêtes ; les financiers par leur prodigalité & leur luxe, ont attiré aux richesses une considération excessive ; mais qui sera partout où il y aura des fortunes énormes. Il faut être persuadé que dans toute nation riche, industrieuse, commerçante, la considération sera du plus au moins attachée aux richesses ; quand nous sortirons d’une guerre heureuse, il ne faut pas croire que soit à Paris, soit dans les provinces, votre militaire, s’il reste pauvre, & si vous ne lui donnez pas de distinctions honorables, soit honoré, comme il a été ; & s’il n’a ni aisance, ni considération, il ne faut pas croire qu’il puisse avoir le même zèle qu’il a eu autrefois ; on s’étoit apperçu chez nous de ce changement dans notre militaire au commencement de la guerre de 1741, le dégoût étoit extrême dans l’officier comme dans le soldat ; les officiers même désertoient ; ils revenoient en foule de Bohème & de Baviere ; il y avoit sur la frontiere un ordre de les arrêter ; la présence du roi dans les armées, & les victoires du maréchal de Saxe ranimerent le zèle des officiers ; & ce qui les ranima bien autant, ce fut la prodigalité des graces honorables & pécuniaires ; on multiplia les grades au point