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fait tomber en démence ; elle en a fait mourir d’autres ; n’en a-t-elle pas fait déserter ? Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’à l’armée, en garnison même, le peu d’alimens qu’on donnoit au soldat, & qui suffisoit à-peine pour sa nourriture, étoit d’une mauvaise qualité ? Combien de fois cette mauvaise nourriture ne lui a-t-elle pas ôté la force & le courage de supporter les fatigues de la campagne ? est-il fort extraordinaire qu’un soldat veuille se dérober à ces situations violentes ?

Je parlerai encore d’autres causes de désertion lorsque je proposerai les moyens de la prévenir : & comptez-vous pour rien la légereté & l’inconstance qui entrent pour beaucoup dans le caractere du françois ? Comptez-vous pour rien cette inquiétude machinale, ce besoin de changer de lieu, d’occupation, d’état même ; ce passage fréquent de l’enjouement au dégout, qualités plus communes chez eux que chez tous les peuples de l’Europe. Quoi ! ce sont ces hommes que la nature, leurs opinions, & notre gouvernement ont fait inconstans & légers, pour l’inconstance & la légereté desquels vous êtes sans indulgence. Ce sont ces hommes que nos négligences, notre discipline informe, notre patrimoine mal placé rendent si souvent malheureux, a qui vous ne pardonnez pas de sentir leurs peines & de céder quelquefois à l’envie de s’en délivrer ?

On va me dire qu’on a senti les inconvéniens du caractere françois sans avouer toutes les raisons de déserter qu’on donne en France au soldat ; on me dira, que le françois est naturellement déserteur, qu’on le sait ; que c’est pour prévenir la désertion qu’on la punit toujours de peine capitale ; je répondrai à ce discours par une question.... Quelles ont été jusqu’à présent les suites de vos arrêts sanguinaires & de tant d’exécutions ? Depuis que les déserteurs sont punis de mort en France, y en a-t-il moins qu’il y en avoit autrefois ? Consultez les longues listes de ces malheureux que vous faites imprimer tous les ans, comparez-les à celles qui restent de ces tems où vos lois étoient moins barbares, & jugez des effets merveilleux de votre sévérité. Elle n’en a aucuns de bons, non, elle n’en a aucuns. Depuis que vous condamnez les déserteurs à mort, la désertion est aussi commune dans vos troupes qu’elle l’étoit auparavant. J’ai même des raisons de croire qu’elle y est plus commune encore ; & si l’on veut fouiller dans le dépôt de la guerre & dans les bureaux, on n’en doutera pas plus que moi. L’on sera forcé d’avouer qu’on verse le sang dans l’intention de prévenir un crime qu’on ne prévient pas ; que ne pourroit-on pas dire d’une telle loi, sur-tout si comme on a lieu de le penser, elle a même augmenté la désertion ? Quelque sévere que soit la loi, peut-elle empêcher le soldat d’éprouver dans son état l’inconstance, le mécontentement, le dégoût ? & la crainte de la mort est-elle le frein le plus puissant pour retenir des hommes qui sont & doivent être familiarisés avec l’image de la mort ?

Comment sont le plus généralement composées vos armées ? D’hommes libertins, paresseux & braves, craignant les peines, le travail & la honte, mais assez indifférens pour la vie. Il est connu que ce ne sont point les mauvais soldats qui désertent ; ce sont au-contraire les plus braves ; ce n’est presque jamais au moment d’un siege, à la veille d’une bataille qu’il y a de la désertion ; c’est lorsqu’on ne trouve pas des vivres en abondance ; c’est lorsque les vivres ne sont pas bons, c’est lorsqu’on fatigue les troupes sans de bonnes raisons apparentes ; c’est lorsque la discipline s’est relâchée ou lorsqu’il s’introduit quelques nouveautés utiles peut-être, mais qui déplaisent aux soldats, parce qu’on ne prend pas assez de soin de leur en faire sentir l’utilité. Dans ces

momens la loi de mort est si peu un frein, qu’on se fait un mérite de la braver, & l’on n’auroit pas bravé de même le mal ou l’ignominie. Tel qui n’auroit pas risqué les galeres, risquera de passer par les armes. Il y a même des momens où les soldats désertent par point d’honneur. Souvent un mécontent propose à ses camarades de déserter avec lui, & ceux-ci n’osent pas le refuser, parce qu’ils paroîtroient effrayés par la loi, & que la craindre c’est craindre la mort. La rigueur de la loi peut donc inviter les hommes courageux à l’enfreindre, mais elle invite bien plus encore à l’éluder. Chez un peuple dont les mœurs sont douces, quand les lois sont atroces, elles sont nécessairement éludées. Le corps estimable des officiers françois sauve le plus de déserteurs qu’il lui est possible, il suffit que la désertion n’ait pas éclaté pour que le déserteur ne soit point dénoncé. Souvent on fait d’abord expédier pour lui un congé limité, & ensuite un congé absolu ; lorsqu’on n’a pû éviter qu’il soit dénoncé & condamné par le conseil de guerre, personne ne s’intéresse à le faire arrêter, il ne le seroit pas par les officiers même, il l’est encore moins par le peuple des lieux qu’il traverse ; il compte plutôt sur la pitié que sur la haine de ses concitoyens ; il sait qu’ils auront plus de respect pour l’humanité que pour la loi qui la blesse ; souvent même il ne prend pas la peine de cacher son crime, & ce n’est pas une chose rare en France que de trouver sur les grands chemins & le long des villages des hommes qui vous demandent l’aumone pour de pauvres déserteurs. La maréchaussée à qui l’habitude d’arrêter des criminels, & de conduire des hommes au supplice, doit avoir ôté une partie de sa commisération, semble la retrouver pour les déserteurs, elle les laisse presque toujours échapper quand elle le peut sans risquer que son indulgence soit connue : que vos lois soient conformes à vos mœurs, si vous voulez qu’elles soient exécutées, & si elles ne le sont pas, si elles sont méprisées ou éludées, vous introduisez celui de tous les abus qui est le plus contraire à la police générale, au bon ordre & aux mœurs.

L’indulgence des officiers, celle de la maréchaussée, & de toute la nation pour les deserteurs, est sans doute connue du soldat ; ne doit-elle pas entretenir dans ceux qui sont tourmentés de l’envie de deserter, une espérance d’échapper à la loi ? Cette espérance doit augmenter de jour en jour dans ces malheureux, & doit enfin emporter la balance sur la crainte de la loi : au reste, le plus grand nombre d’hommes qui lui échappent n’en sont pas moins perdus pour l’état ; la plûpart passent dans les pays étrangers ; & plusieurs qui restent dans le royaume y traînent une vie inquiete & malheureuse, qui les rend incapables des autres emplois de la société. On compte depuis le commencement de ce siecle près de cent mille deserteurs ou exécutés, ou condamnés par contumace, & presque tous également perdus pour le royaume ; & c’est ce royaume dans l’intérieur duquel vous trouvez des terres en friche qui manquent de cultivateurs ; c’est ce royaume dont les colonies ne sont point peuplées, & n’ont pu se défendre contre l’ennemi ; c’est, dis-je, ce royaume que vous privez dans l’espace d’un demi-siecle de cent mille hommes robustes, jeunes, & en état de le peupler & de le servir. En supposant que les deux tiers de ces hommes condamnés à mort, eussent vécu dans le célibat, qu’ils eussent continué à servir, & qu’ils fussent morts au service, ils y auroient tenu la place d’autres qui se seroient mariés, & le tiers seul de ces malheureux proscrits, qui rendus à leur patrie, y seroient devenus citoyens, époux, & peres, auroit mis trente mille familles de plus dans le royaume ; les enfans de ces familles augmenteroient au-