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cu de l’injustice & de l’atrocité de cette loi.

Lorsque l’Europe prit de l’ombrage de la puissance de Louis XIV. elle se ligua pour affoiblir ce prince ; elle soudoya contre lui des armées immenses, auxquelles il en voulut opposer d’aussi nombreuses ; de ce moment l’état militaire de toutes les nations a changé ; il n’y a point eu de puissance qui ait entretenu, même en tems de paix, plus de troupes que la population, ses mœurs & ses richesses ne lui permettoient d’en entretenir, cela est d’une vérité incontestable.

Depuis la découverte du nouveau monde, l’augmentation des richesses, la perfection & la multitude des arts, le luxe enfin, ont multiplié dans toute l’Europe une espece de citoyens livrés à des travaux sédentaires qui n’exercent pas le corps, ne le fortifient pas ; de citoyens qui accoutumés à une vie douce & paisible, sont moins propres à supporter les fatigues, la privation des commodités, & même les dangers, que les robustes & laborieux cultivateurs.

Mais depuis que le nombre des soldats est augmenté, il a fallu pour ne pas dépeupler les campagnes, faire des levées dans les villes & dans la classe des citoyens dont je viens de parler ; on peut en conclure que dans les armées, il y a un grand nombre d’hommes que leurs habitudes, leurs métiers, enfin leurs forces machinales, ne rendent point propres à la guerre, & qui par conséquent n’en ont point le goût ; la plûpart même ne s’y seroient jamais enrôlés, si on n’avoit pas fait de l’enrôlement, un art auquel il est difficile qu’échappe la jeunesse étourdie.

Le soldat malgré lui est donc un état fort commun en France, & même dans le reste de l’Europe ; cet état est donc plus commun qu’il n’étoit dans des tems où des armées moins nombreuses n’étoient composées que d’hommes choisis, & qui venoient d’eux mêmes demander à servir. C’est le caprice ou dépit, le libertinage, un moment d’ivresse, & sur-tout les supercheries des enrôleurs, qui nous donnent aujourd’hui une partie de ces soldats qu’on appelle de bonne volonté ; plusieurs ont embrassé sans réflexions un genre de vie, auquel ils ne sont pas propres, & auquel ils sont fréquemment tentés de renoncer.

Mais à quelque degré qu’on ait porté l’art des enrôlemens, cet art n’a pû fournir les recrues dont on avoit besoin, on y a suppléé par des milices. Parmi les hommes tirés au sort, pris sans choix, arrachés à leurs faucilles, au métier auquel ils s’étoient consacrés, si un grand nombre prend l’esprit & le goût de son état nouveau, on ne peut nier qu’un grand nombre aussi ne périsse de chagrin & de maladie.

Les hommes dont un ordre du prince a fait des soldats, & ceux qui n’entrent au service que parce qu’on les a séduits & trompés, prennent d’autant moins les inclinations & les qualités nécessaires à leur métier, que leur état n’est plus ce qu’il a été autrefois. La paye des soldats n’a pas été augmentée en proportion de la masse des richesses, & de la valeur des monnoies : le soldat est payé en France à-peu-près comme il l’étoit sous le regne d’Henri IV. quoi qu’il y ait au-moins dix-huit fois plus d’argent dans le royaume qu’il n’y en avoit alors, & que la valeur des monnoies y soit augmentée du double.

Il est donc certain que les soldats, pour le plus grand nombre, ont embrassé un métier pénible, où ils ont moins d’aisance, où ils gagnent moins que dans ceux qu’ils ont quitté, où leurs peines sont trop peu payées, & leurs services trop peu récompensés ; ils sont donc & doivent être moins attachés à leur état, & souvent plus tentés de l’abandonner que ne l’étoient les soldats d’Henri IV.

Ce sont ces hommes plutôt enchaînés qu’engagés, qu’on punit de mort lorsqu’ils veulent rompre des chaînes qui leur pesent.

Seroient-ils traités avec tant de rigueur, si l’on avoit réfléchi sur la multitude de causes qui peuvent porter les soldats à la désertion ? ces hommes si soumis à leurs officiers par les lois de la discipline, sont quelquefois les victimes de la partialité & de l’humeur. N’éprouvent-ils jamais de mauvais traitemens sans les avoir mérités ? ne peuvent-ils pas se trouver associés à des camarades ou dépendans de bas officiers avec lesquels ils sont incompatibles ? eux-mêmes seront-ils toujours sans humeur & sans caprices ? doivent-ils être insensibles aux poids du désœuvrement qui les conduit à l’ennui & au dégoût ? l’ivresse, qui les a portés à s’enrôler, ne leur inspire-t elle jamais le projet de déserter qu’ils exécutent sur le champ ? Je sais que la plûpart ne tarderoient pas à revenir s’ils pouvoient, & c’est ce qui arrive chez les peuples où on n’inflige qu’une peine légere au soldat qui revient de lui-même à ses drapeaux, plusieurs y retourneroient des le lendemain.

Il n’y a plus guere qu’en France où la loi soit assez cruelle pour fermer le chemin au repentir, où elle prive pour jamais la patrie d’un citoyen qui n’est coupable que de l’erreur d’un moment, où le citoyen pour avoir manqué une fois à des engagemens qu’il a rarement contractés librement, est poursuivi comme ennemi de la patrie, & où l’envie sincere qu’il a de réparer sa faute ne peut jamais lui mériter sa grace.

Cela est d’autant plus inhumain, que le soldat françois a bien d’autres raisons que la modicité de sa paye & la maniere dont il est habille pour être tenté de déserter, & ce sont des raisons que les soldats n’ont guere chez les étrangers ; on y a mieux connu les moyens d’établir la subordination & la discipline. Chez eux les égards entre les égaux, le respect outré pour le nom & pour le rang ne sont pas la source de mille abus ; la loi militaire y commande également à tout militaire ; le général s’y soumet, il la fait suivre exactement à la lettre pour les généraux qui sont sous ses ordres ; ceux-ci par les chefs des corps, & les chefs des corps par les officiers subalternes. Comme la loi est extremement respectée de tous, c’est toujours elle qui commande, & le général par rapport aux officiers, & ceux-ci par rapport aux soldats, n’osent lui substituer leurs préférences, leurs fantaisies, leurs petits intérêts. Le soldat prussien, anglois, &c. est plus asservi que celui de France & sent moins la servitude, parce qu’il n’est asservi que par la loi. C’est toujours en vertu de l’ordre émané du prince, c’est pour le bien du service qu’il est commandé, employé, conservé, congédié, récompensé, puni ; ce n’est pas par la fantaisie de son colonel ou de son capitaine. On prétend, & je le crois, que les soldats françois ne supporteroient pas la bastonnade, à laquelle souvent sont condamnés les soldats allemands, mais je suis persuadé qu’ils la supporteroient plus aisément que les coups de pié, les coups de canne, les coups d’esponton que leur donnent quelquefois des officiers étourdis. La bastonnade n’est qu’un châtiment, & les coups sont des insultes, elles restent sur le cœur des soldats les plus estimables, elles leur donnent un dégoût invincible pour leur état, & les forcent souvent à déserter ; ce qui leur en donne encore l’envie, ce sont les fautes dans lesquelles ils tombent, & dans lesquelles ils ne tomberoient pas, si la discipline étoit plus exactement & plus uniformement observée. Souvent les troupes qui étoient sous un homme relâché, passent sous les ordres d’un homme sévere, quelquefois d’un homme d’humeur ; elles font des fautes, elles en sont punies, & prennent du mécontentement, & l’esprit de désertion.

Les jeunes soldats, avant l’augmentation de la viande & du pain, étoient obligés de marauder pour vivre ; on en a vû en Westphalie que la faim avoit