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déterminé, il ne lui restoit plus qu’à exécuter, lorsqu’il s’est apperçu que toutes ses vues étoient renversées par les désordres des maraudeurs qu’il avoit espéré d’arrêter. Il faut à présent que le général dépende des événemens, au-lieu qu’il les eût fait dépendre de lui. Il n’est plus sûr de rien ; comment pourroit-il encore compter sur des succès ? On s’étendroit aisément davantage sur les maux infinis que produit la maraude ; mais l’esquisse que nous venons de tracer, suffit pour engager les officiers à veiller sur leur troupe avec une attention scrupuleuse. Cependant l’humanité demande qu’on leur présente un tableau qui parlant directement à leur cœur, fera sans doute sur lui l’impression la plus vive. Qu’ils se peignent la situation cruelle où se trouvent réduits les infortunés habitans des campagnes ruinées par la guerre ; que leur imagination les transporte dans ces maisons dévastées que le chaume couvroit, & que le désespoir habite ; ils y verront l’empreinte de la plus affreuse misere, leurs cœurs seront émus par les larmes d’une famille que les contributions ont jettée dans l’état le plus déplorable ; ils seront témoins du retour de ces paysans qui, la tristesse sur le front, reviennent exténués par la fatigue que leur ont causé les travaux que, par nécessité, on leur impose ; qu’ils se retracent seulement ce qui s’est passé sous leurs yeux. Ils ont conduit des fourrageurs dans les granges des malheureux laboureurs. Ils les ont vu dépouiller en un moment les fruits d’une année de travail & de sueurs ; les grains qui devoient les nourrir, les denrées qu’ils avoient recueillies leur ont été ravis. On les a non-seulement privés de leur subsistance actuelle, mais toute espece de ressources est anéantie pour eux. N’ayant plus de nourriture à donner à leurs troupeaux, il faut qu’ils s’en défassent, & qu’ils perdent le secours qu’ils en pouvoient tirer ; les moyens de cultiver leurs terres leur sont ôtés ; tout est perdu pour eux, tout leur est arraché : il ne leur reste pour soutenir la caducité d’un pere trop vieux pour travailler lui-même, pour nourrir une femme éplorée & des enfans encore foibles ; il ne leur reste que des bras languissans, qu’ils n’auront même pas la consolation de pouvoir employer à leur profit pendant que la guerre subsistera autour d’eux. Cette peinture, dont on n’a pas cherché à charger les couleurs, est sans doute capable d’attendrir, si l’on n’est pas dépourvu de sensibilité ; mais comment ne gémiroit-elle pas cette sensibilité en songeant que des hommes livrés à tant de maux sont encore accablés par les horribles désordres que commettent chez eux des soldats effrénés, qui viennent leur enlever les grossiers alimens qui leur restoient pour subsister quelques jours encore ? Leur argent, leurs habits, leurs effets, tout est volé, tout est détruit. Leurs femmes & leurs filles sont violées à leurs yeux. On les frappe, on menace leur vie, enfin ils sont en butte à tous les excès de la brutalité, qui se flatte que ses fureurs seront ignorées ou impunies. Malheur à ceux qui savent que de pareilles horreurs existent, sans chercher à les empêcher !

Les moyens d’arrêter ces désordres doivent être simples & conformes à l’esprit de la nation dont les troupes sont composées. M. le maréchal de Saxe en indique de sages, dont il prouve la bonté par des raisons solides.

« On a, dit-il, une méthode pernicieuse, qui est de toujours punir de mort un soldat qui est pris en maraude ; cela fait que personne ne les arrête, parce que chacun répugne à faire périr un misérable. Si on le menoit simplement au prevôt ; qu’il y eût une chaîne comme aux galeres ; que les maraudeurs fussent condamnés au pain & à l’eau pour un, deux ou trois mois ; qu’on leur fit faire les ouvrages qui se trouvent toujours à faire

dans une armée, & qu’on les renvoyât à leur régiment la veille d’une affaire, ou lorsque le général le jugeroit à propos ; alors tout le monde concourroit à cette punition : les officiers des grands-gardes & des postes avancés les arrêteroient par centaines, & bientôt il n’y auroit plus de maraudeurs, parce que tout le monde y tiendroit la main. A présent il n’y a que les malheureux de pris. Le grand-prevôt, tout le monde détourne la vue quand ils en voient ; le général crie à cause des desordres qui se commettent ; enfin le grand-prevôt en prend un, il est pendu, & les soldats disent, qu’il n’y a que les malheureux qui perdent. Ce n’est là que faire mourir des hommes sans remédier au mal. Mais les officiers, dira-t-on, en laisseront également passer à leurs postes. Il y a un remede à cet abus. C’est de faire interroger les soldats que le grand-prevôt aura pris dehors : leur faire déclarer à quel poste ils auront passé, & envoyer dans les prisons pour le reste de la campagne les officiers qui y commandoient : cela les rendra bientôt vigilans & inexorables. Mais lorsqu’il s’agit de faire mourir un homme, il y a peu d’officiers qui ne risquassent deux ou trois mois de prison ».

Avec une attention suivie de la part des officiers supérieurs, & de l’exactitude de la part des officiers particuliers, on parviendra dans peu à détruire la maraude dans une armée. Qu’on cherche d’abord à établir dans l’esprit des soldats, qu’il est aussi honteux de voler un paysan, que de voler son camarade. Une fois cette idée reçue, la maraude sera aussi rare parmi eux, que les autres especes de vols. Une nation où l’honneur parle aux hommes de tous les états, a l’avantage de remédier aux abus bien plutôt que les autres. Sans les punir de mort, qu’on ne fasse jamais de grace aux maraudeurs, que les appels soient fréquens, que les chefs des chambrées où il se trouvera de la maraude soient traités comme s’ils avoient maraudé eux-mêmes ; qu’il soit défendu aux vivandiers sous les peines les plus severes de rien acheter des soldats ; que le châtiment enfin soit toujours la suite du desordre, & bientôt il cessera d’y avoir des maraudeurs dans l’armée, le général & les officiers seront plus exactement obéis, les camps mieux approvisionnés, & l’état conservera une grande quantité d’hommes qui périssent sous la main des bourreaux, ou qui meurent assassinés par les paysans révoltés contre la barbarie. Article de M. le marquis de Marnesia.

Si c’est M. le maréchal de Broglio qui a substitué au supplice de mort dont on punissoit les maraudeurs, la bastonade, qu’on appelle schlaguer, appliquée par le caporal, qu’on appelle caporal schlagueur, il a fait une innovation pleine de sagesse & d’humanité : car à considérer la nature de la faute, il paroît bien dur d’ôter la vie à un brave soldat, dont la paye est si modique, pour avoir succombé, contre la discipline, à la tentation de voler un choux. Les coups de bâton qui peuvent être bons pour des allemands, sont un châtiment peu convenable à des françois. Ils avilissent celui qui les reçoit, & peut-être même celui qui les donne. Je n’aime point qu’on bâtonne un soldat. Celui qui a reçu une punition humiliante craindra moins dans une action de tourner à l’ennemi un dos bâtonné, que de recevoir un coup de feu dans la poitrine. M. le maréchal de Saxe faisoit mieux : il condamnoit le maraudeur au piquet ; & dans ses tournées, lorsqu’il en rencontroit un, il l’accabloit de plaisanteries ameres, & le faisoit huer.

Nous ajoutons ici quelques réflexions sur les moyens d’empêcher la désertion, & sur les peines qu’on doit infliger aux déserteurs. Ces réflexions