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du ciel même, il n’éprouvât des disgraces, & ne fût vaincu par ses ennemis ?

IV. Le savant doyen soutient que la vérité du fait en question s’est conservée en divers monumens : tels sont les vers de Prudence qui ne parlent que du labarum.

L’arc de triomphe que le sénat fit élever à Constantin après sa victoire sur Maxence, dans l’inscription duquel il est parlé de l’inspiration de la Divinité, ce qui néanmoins s’explique bien plus naturellement d’un songe que d’une apparition vue de jour.

La statue de Constantin, dont l’inscription, composée par ce prince même, porte que par ce signe salutaire, il a délivré la ville du joug de la tyrannie. Mais ni dans les vers de Prudence, ni sur l’arc de triomphe, ni sur la statue, il n’est parlé du signe céleste vu de jour ; preuve évidente que dans ce tems-là, Constantin ne se vantoit de rien de semblable ; qu’il ne prétendoit que faire valoir une ruse, un songe réel ou fictif, d’après lequel il ordonna qu’on fît le labarum. Il y a plus : si aux yeux de toute son armée, Constantin a vu en plein jour un signe céleste accompagné de caracteres lumineux & lisibles, d’où vient n’a-t-il pas gravé en termes clairs & précis une telle merveille sur l’arc de triomphe, ou dans l’inscription de la statue ? Ce prince si pieux, si reconnoissant, auroit-il négligé de transmettre sur le marbre & sur l’airain à la postérité un prodige attesté par toute son armée ?

V. Un autre argument que M. Abbadie presse, & sur lequel il paroît faire beaucoup de fond, parce qu’il y revient sous différens tours, est pris des vertus & des victoires continuelles de Constantin, qui depuis ce tems-là ne perdit aucune bataille, & ne trouva point d’ennemis qui lui résistassent. Mais nous avons déjà répondu à tous les préjugés du doyen de Killalow sur la gloire de Constantin, son mérite & ses vertus.

Nous avons prouvé qu’il étoit de la politique de cet empereur de se conduire ainsi. Il fit ôter sur les drapeaux les lettres initiales qui désignoient le sénat & le peuple romain, & fit mettre à la place le monogramme de Jésus-Christ, parce qu’il portoit par ce moyen les derniers coups à l’autorité de la nation ; Maxence lui-même jugea à-propos pendant quelque tems d’employer un pareil artifice. Nous avons vu que Constantin rapportoit tout à son intérêt, & qu’il ne craignoit pas beaucoup de se parjurer. Nous avons vu aussi que malgré son monogramme & sa vision, la victoire lui fut fort disputée dans les deux batailles qu’il livra à Licinius son beau-frere, & qu’il eut deux fois du dessous en combattant les Byzantins ; enfin quand nous supposerions (ce dont nous ne convenons point) que Constantin ait toujours été victorieux après l’apparition du signe céleste, il ne s’ensuit point de-là, qu’il n’a pas inventé (pour encourager ses troupes, & pour se concilier l’affection des chrétiens) le songe où il prétend avoir vu cette merveille.

On peut citer nombre d’impostures qui ont été couronnées d’heureux succès ; celle de Jeanne d’Arc surnommée la pucelle d’Orléans, n’étoit pas inconnue à M. Abbadie.

Cependant il s’écrie avec indignation : « quoi nous devrions à la folie des fictions la ruine des idoles, & l’illumination des nations » ? Et nous lui répondons, 1°. qu’on ne lit nulle part que les peuples se soient convertis en consécration de cette apparition. Il est vrai que lorsque Constantin témoigna goûter le christianisme, nombre de personnes en firent profession, soit par conviction, soit pour plaire à l’empereur, ou entraînées par son exemple. Si le signe céleste a été vu de toute l’armée composée pour la

plus grande partie de payens, d’où vient qu’un grand nombre des chefs & des soldats, sinon toute l’armée, n’ont pas embrassé la religion de Jésus-Christ ? 2°. Quand même un très-grand nombre de payens auroient en ce tems-là fait profession de l’Evangile, ce qui pourtant n’est rapporté nulle part, il ne seroit pas surprenant que leur conversion fût dûe à l’artifice.

VI. Enfin M. Abbadie se persuade que les prodiges qui rendirent inutiles les efforts de Julien pour le rétablissement du temple de Jérusalem, forment un témoignage confirmatif de l’apparition du signe céleste à Constantin.

Mais quand, pour abréger, nous accorderions au doyen de Killalow que les prodiges merveilleux qu’il a recueillis des historiens, sont réellement arrivés lorsque les Juifs entreprirent de rebâtir le temple, quelle liaison ont ces prodiges avec le signe dont Constantin s’est vanté ? De ce que le projet des Juifs favorisés par Alypius d’Antioche, ami de Julien, pour rétablir leur temple, a échoué, s’ensuit-il qu’il faut admettre la vérité de la vision du fils de Constance Chlore ? Ces deux choses n’ont aucun rapport ensemble ; Jesus-Christ a bien prédit la destruction entiere du temple de Jérusalem, mais non pas la vision de l’empereur Flav. Valer. Constantin.

Le p. de Grainville, après avoir défendu la vérité de la vision de Constantin par les témoignages des historiens ecclésiastiques, remarque que l’empereur raconta l’histoire de la vision en présence de plusieurs évêques, qu’aucun auteur ancien ni moderne ne s’est inscrit en faux contre cette vision, & que plusieurs inscriptions antiques & des panégyriques anciens en font mention ; mais il croit sur-tout trouver des preuves incontestables de ce fait dans les médailles antiques.

Comme nous avons discuté déja les témoignages des historiens, des panégyriques & du consentement général, nous nous bornerons ici à la preuve que le p. Grainville tire des médailles, & sur laquelle roule principalement sa dissertation. Nous observerons seulement que nous ne connoissons aucun historien qui ait dit, comme le prétend ce jésuite, que Constantin raconta l’histoire de la vision en présence de plusieurs évêques, parmi lesquels se trouvoit Eusebe ; mais supposé que quelque auteur ancien l’ait dit, comment concilieroit-on son récit avec celui d’Eusebe même, qui nous assure que Constantin raconta cette histoire à lui seul, après qu’il fut entré dans la familiarité de ce prince ?

Les médailles que rapporte le p. Grainville, sont destinées à prouver la vérité de ces trois choses, qui sont remarquables dans la vision : 1°. la croix qui apparut à Constantin : 2°. l’assurance qu’on lui donna qu’il seroit vainqueur : 3°. le labarum, ou l’enseigne qu’il eut ordre de faire avec le monogramme de Jesus-Christ. Tout cela est exprimé, selon ce jésuite, dans les médailles de Constantin & de sa famille, dont les unes sont dans les cabinets d’antiquaires, & les autres dans le livre du pere Banduri. Mais ces trois choses ne prouvent pas le point en question, que Constantin a vu en plein jour le signe de la croix avec cette inscription : vainquez par cela. Ces trois choses peuvent être vraies, en supposant que Constantin a eu une vision en songe. Il y a plus, elles ne prouvent point même que l’empereur ait vu cette merveille en songe, tout ce que l’on peut en inférer, c’est que Constantin a voulu faire croire que Dieu lui avoit envoyé un songe extraordinaire, dans lequel il avoit eu une pareille vision.

Nous avons démontré que Constantin étoit intéressé à inventer ce qui pouvoit inspirer de la terreur à ses ennemis, du courage à son armée, & lui concilier l’affection des chrétiens répandus dans l’empire.