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qui croissent en bon terrein. Les petits cerfs trapus n’habitent guere les futayes, & se tiennent presque toujours dans les taillis, où ils peuvent se soustraire plus aisément à la poursuite des chiens ; leur venaison est plus fine, & leur chair est de meilleur goût que celle des cerfs de plaine. Le cerf de Corse paroît être le plus petit de tous ces cerfs de montagne, il n’a guere que la moitié de la hauteur des cerfs ordidinaires, c’est, pour ainsi dire, un basset parmi les cerfs ; il a le pelage[1] brun, le corps trapu, les jambes courtes ; & ce qui m’a convaincu que la grandeur & la taille des cerfs en général dépendoit absolument de la quantité & de la qualité de nourriture, c’est qu’en ayant fait élever un chez moi, & l’ayant nourri largement pendant quatre ans, il étoit à cet âge beaucoup plus-haut, plus gros, plus étoffé que les plus vieux cerfs de mes bois, qui cependant sont de la belle taille.

Le pelage le plus ordinaire pour les cerfs est le fauve ; cependant il se trouve même en assez grand nombre, des cerfs bruns, & d’autres qui sont roux : les cerfs blancs sont bien rares. Mgr. le Duc, pere de M. le prince de Condé, avoit dans sa ménagerie à Chantilly, des cerfs blancs, il en a fait passer dans les forêts voisines, ils ont communiqué dans le tems du rut avec les biches, il en est sorti des faons marques de blanc & de fauve, qui se sont élevés & répandus dans les forêts des environs, il y en a eu un dans la forêt de Montmorenci qui avoit la face & les quatre piés blancs, il est venu dans le tems du rut aux environs de Versailles à Fausserpause, il a laissé de son espece, plusieurs faons en sont venus très-ressemblans ; ils se sont élevés, en ont fait d’autres de leur espece, & se sont répandus dans les forêts voisines, à Scenart, à Saint-Leger, aux Alluets, &c. Ce premier cerf à nez blanc est venu à Fausserpause pendant plus de six à sept ans, toujours dans la saison du rut, & il s’en retournoit, à la fin il a disparu, mais il y en a encore de très-ressemblans, il en est entré un de son espece mais bien plus blanc, dans la forêt de Marly par une breche, celui-ci fera des faons fauves & blancs, qui semblent être des cerfs devenus domestiques, mais très-anciennement ; car Aristote & Pline parlent des cerfs blancs, & il paroît qu’ils n’étoient pas alors plus communs qu’ils ne le sont aujourd’hui. La couleur du bois comme la couleur du poil, semble dépendre en particulier de l’âge & de la nature de l’animal, & en général de l’impression de l’air : les jeunes cerfs ont le bois plus blanchâtre & moins teint que les vieux. Les cerfs dont le pelage est d’un fauve clair & délayé, ont souvent la tête pâle & mal teinte ; ceux qui sont du fauve vif, l’ont ordinairement rouge ; & les bruns, sur-tout ceux qui ont du poil noir sur le col, ont aussi la tête noire. Il est vrai qu’à l’intérieur le bois de tous les cerfs est à-peu-près également blanc, mais ces bois different beaucoup les uns des autres en solidité & par leur texture, plus ou moins serrée ; il y en a qui sont fort spongieux & où même il se trouve des cavités assez grandes : cette différence dans la texture suffit pour qu’ils puissent se colorer différemment, & il n’est pas nécessaire d’avoir recours à la seve des arbres pour produire cet effet, puisque nous voyons tous les jours l’ivoire le plus blanc jaunir ou brunir à l’air, quoiqu’il soit d’une matiere bien plus compacte & moins poreuse que celle du bois du cerf.

Le cerf paroît avoir l’œil bon, l’odorat exquis, & l’oreille excellente ; lorsqu’il veut écouter, il leve la tête, dresse les oreilles, & alors il entend de fort loin ; lorsqu’il sort dans un petit taillis ou dans quelqu’autre endroit à demi découvert, il s’arrête

pour regarder de tous côtés, & cherche ensuite le dessous du vent pour sentir s’il n’y a pas quelqu’un qui puisse l’inquiéter. Il est d’un naturel assez simple, & cependant il est curieux & rusé ; lorsqu’on le sifle ou qu’on l’appelle de loin, il s’arrête tout court & regarde fixement & avec une espece d’admiration, les voitures, le bétail, les hommes, & s’ils n’ont ni armes, ni chiens, il continue à marcher d’assurance[2] & passe son chemin fierement & sans fuir : il paroît aussi écouter avec autant de tranquillité que de plaisir, le chalumeau ou le flageolet des bergers, & les veneurs se servent quelquefois de cet artifice pour le rassurer, ce qui ne s’est jamais pratiqué dans la vénerie. En général, il craint bien moins l’homme que les chiens, & ne prend de la défiance & de la ruse, qu’à mesure & qu’autant qu’il aura été inquiété : il mange lentement, il choisit sa nourriture ; & lorsqu’il a viandé, il cherche à se reposer pour ruminer à loisir, mais il paroît que la rumination ne se fait pas avec autant de facilité que dans le bœuf ; ce n’est pour ainsi dire, que par secousses que le cerf peut faire remonter l’herbe contenue dans son premier estomac. Cela vient de la longueur & de la direction du chemin qu’il faut que l’aliment parcoure : le bœuf a le col court & droit, le cerf l’a long & arqué ; il faut donc beaucoup plus d’effort pour faire remonter l’aliment, & cet effort se fait par une espece de hoquet, dont le mouvement se marque au-dehors & dure pendant tout le tems de la rumination.

Il a la voix d’autant plus forte, plus grosse & plus tremblante, qu’il est plus âgé ; la biche a la voix plus foible & plus courte, elle ne rait pas d’amour, mais de crainte : le cerf rait d’une maniere effroyable dans le tems du rut, il est alors si transporté, qu’il ne s’inquiéte ni ne s’effraie de rien, on peut donc le surprendre aisément, & comme il est surchargé de venaison, il ne tient pas long-tems devant les chiens, mais il est dangereux aux abois, & il se jette sur eux avec une espece de fureur. Il ne boit guere en hiver, & encore moins au printems ; l’herbe tendre & chargée de rosée lui suffit ; mais dans les chaleurs & sécheresses de l’été, il va boire aux ruisseaux, aux marres, aux fontaines, & dans le tems du rut, il est si fort échauffé qu’il cherche l’eau partout, non seulement pour appaiser la soif brûlante, mais pour se baigner & se rafraichir le corps. Il nage parfaitement bien, & plus légerement alors que dans tout autre tems, à cause de la venaison dont le volume est plus léger qu’un pareil volume d’eau : on en a vû traverser de très-grandes rivieres ; on prétend même qu’attiré par l’odeur des biches, les cerfs se jettent à la mer dans le tems du rut, & passent d’une île à une autre, à des distances de plusieurs lieues ; ils sautent encore plus légerement qu’ils ne nagent, car lorsqu’ils sont poursuivis, ils franchissent aisément une haie, & même un palis d’une toise de hauteur ; leur nourriture est différente suivant les différentes saisons ; en automne, après le rut, ils cherchent les boutons des arbustes verds, les fleurs de bruyeres, les feuilles de ronces, &c. en hiver lorsqu’il neige, ils pelent les arbres & se nourrissent d’écorces, de mousse, &c. & lorsqu’il fait un tems doux, ils vont viander dans les blés au commencement du printems ; ils cherchent les chatons des trembles, des marsaules, des coudriers, les fleurs & les boutons du cornouiller, &c. en été ils ont dequoi choisir, mais ils préferent les seigles à tous les autres grains, & la bourgenne à tous les autres bois. La chair du faon est bonne à manger, celle de la biche & du daguet n’est pas absolument mauvaise, mais celle des

  1. Pelage, c’est la couleur du poil du cerf, du dain, du chevreuil.
  2. Marcher d’assûrance, aller d’assûrance, c’est lorsque le cerf va d’un pas réglé & tranquille.