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gédier ses armées avant que d’y entrer, pour s’assûrer les éloges du sénat & du peuple ; son ambition étoit plus lente & plus douce que celle de César : il aspiroit à la dictature par les suffrages de la république ; il ne pouvoit consentir à usurper la puissance, mais il auroit desiré qu’on la lui remît entre les mains. Il vouloit des honneurs qui le distinguassent de tous les capitaines de son tems.

Modéré en tout le reste, il ne pouvoit souffrir sur sa gloire aucune comparaison. Toute égalité le blessoit, & il eût voulu, ce semble, être le seul général de la république, quand il devoit se contenter d’être le premier. Cette jalousie du commandement lui attira un grand nombre d’ennemis, dont César, dans la suite, fut le plus dangereux & le plus redoutable ; l’un ne voulut point d’égal, comme nous venons de dire, & l’autre ne pouvoit souffrir de supérieur. Cette concurrence ambitieuse dans les deux premiers hommes de l’univers causa les révolutions, dont nous allons indiquer l’origine & le succès à la suite du portrait de César.

Caractere de César. Il étoit né de l’illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avoit sa chimere, en se vantant de tirer son origine d’Anchise & de Vénus. C’étoit l’homme de son tems le mieux fait, adroit à toutes sortes d’exercices, infatigable au travail, plein de valeur, & d’un courage élevé ; vaste dans ses desseins, magnifique dans sa dépense, & libéral jusqu’à la profusion. La nature, qui sembloit l’avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avoit donné un air d’empire, & de la dignité dans ses manieres. Mais cet air de grandeur étoit tempéré par la douceur & la facilité de ses mœurs. Son éloquence insinuante & invincible étoit encore plus attachée aux charmes de sa personne, qu’à la force de ses raisons. Ceux qui étoient assez durs pour résister à l’impression que faisoient tant d’aimables qualités, n’échappoient point à ses bienfaits : & il commença par gagner les cœurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspiroit.

Né simple citoyen d’une république, il forma, dans une condition privée, le projet d’assujettir sa patrie. La grandeur & les périls d’une pareille entreprise ne l’épouvanterent point. Il ne trouva rien au-dessus de son ambition, que l’étendue immense de ses vues. Les exemples récens de Marius & de Sylla lui firent comprendre, qu’il n’étoit pas impossible de s’élever à la souveraine puissance : mais sage jusque dans ses desirs immodérés, il distribua en différens tems l’exécution de ses desseins. Doué d’un esprit toujours juste, malgré son étendue, il n’alla que par degrés au projet de la domination ; & quelque éclatantes qu’ayent été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions, que parce qu’elles furent toujours la suite & l’effet de grands desseins.

A peine Sylla fut-il mort, que César se jetta dans les affaires : il y porta toute son ambition. Sa naissance, une des plus illustres de la république, devoit l’attacher au parti du sénat & de la noblesse ; mais neveu de Marius & gendre de Cinna, il se déclara pour leur faction, quoiqu’elle eût été comme dissipée depuis la dictature de Sylla. Il entreprit de relever ce parti qui étoit celui du peuple, & il se flatta d’en devenir bien-tôt le chef, au-lieu qu’il lui auroit fallu plier sous l’autorité de Pompée, qui étoit à la tête du sénat.

Sylla avoit fait abattre pendant sa dictature les trophées de Marius. César n’étoit encore qu’édile, qu’il fit faire secrétement par d’excellens artistes la statue de Marius, couronné par les mains de la Victoire. Il y ajouta des inscriptions à son honneur, qui faisoient mention de la défaite des Cimbres, & il fit placer

de nuit ces nouveaux trophées dans le capitole. Tout le peuple accourut en foule le matin pour voir ce nouveau spectacle. Les partisans de Sylla se récrierent contre une entreprise si hardie ; on ne douta point que César n’en fût l’auteur. Ses ennemis publioient qu’il aspiroit à la tyrannie, & qu’on devoit punir un homme qui osoit de son autorité privée relever des trophées, qu’un souverain magistrat avoit fait abattre. Mais le peuple dont Marius s’étoit déclaré protecteur, donnoit de grandes louanges à César, & disoit qu’il étoit le seul qui, par son courage, méritât de succéder aux dignités de Marius. Aussi les principaux de chaque tribu ne furent pas long-tems sans lui donner des preuves de leur dévouement à ses intérêts.

Après la mort du grand pontife Métellus, il obtint cet emploi, passa avec facilité à la préture, & en sortant de cette charge, le peuple lui déféra le gouvernement de l’Espagne.

César en possession de ce gouvernement, porta la guerre dans la Galice & dans la Lusitanie, qu’il soumit à l’empire Romain ; mais dans cette conquête il ne négligea pas ses intérêts particuliers. Il s’empara par des contributions violentes, de tout l’or & l’argent de ces provinces, & il revint à Rome chargé de richesses, dont il se servit pour se faire de nouvelles créatures, par des libéralités continuelles ; sa maison leur étoit ouverte en tout tems ; rien ne leur étoit caché que son cœur, toujours impénétrable même à ses plus chers amis.

On ne doutoit point qu’il ne se fût mis à la tête de la conjuration de Catilina, si elle eût réussi ; & ce fameux rebelle qui croyoit ne travailler que pour sa propre grandeur, se fût vu enlever le fruit de son crime, par un homme plus autorisé que lui dans son propre parti, & qui avoit eu l’adresse de ne lui laisser que le péril de l’exécution. Cependant le mauvais succès de cette entreprise, & le souvenir de la mort des Gracques, assassinés aux yeux de la multitude qui les adoroit, lui firent comprendre que la faveur seule du peuple ne suffisoit pas pour le succès de ses affaires : & il jugea bien qu’il ne s’éleveroit jamais jusqu’à la souveraine puissance, sans le commandement des armées, & sans avoir un parti dans le sénat.

Formation du premier triumvirat. Ce corps si auguste étoit alors partagé entre Pompée & Crassus, ennemis & rivaux dans le gouvernement ; l’un le plus puissant, & l’autre le plus riche de Rome. La république tiroit au-moins cet avantage de leur division, qu’en partageant le sénat, elle tenoit leur puissance en équilibre, & maintenoit la liberté. César résolut de s’unir tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, & d’emprunter pour ainsi-dire leur crédit de tems-en-tems ; dans la vue de s’en servir pour parvenir plus aisément au consulat & au commandement des armées. Mais comme il ne pouvoit ménager en même tems l’amitié de deux ennemis déclarés, il ne songea d’abord qu’à les réconcilier. Il y réussit, & lui seul tira toute l’utilité d’une réconciliation si pernicieuse à la liberté publique. Il sut persuader à Pompée & à Crassus de lui confier, comme en dépôt, le consulat, qu’ils n’auroient pas vu sans jalousie passer entre les mains de leurs partisans. Il fut élu consul avec Calphurnius Bibulus, par le concours des deux factions. Il en gagna secrétement les principaux, dont il forma un troisieme parti, qui opprima dans la suite ceux mêmes qui avoient le plus contribué à son élévation.

Rome se vit alors en proie à l’ambition de trois hommes qui, par le crédit de leurs factions réunies, disposerent souverainement des dignités & des emplois de la république. Crassus toujours avare, & trop riche pour un particulier, songeoit moins à grossir son parti, qu’à amasser de nouvelles richesses. Pompée content des marques extérieures de respect