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vit une génération de gens qui ne pouvoient avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent. Sylla, dans la fureur de ses entreprises, avoit fait des choses qui mirent Rome dans l’impossibilité de conserver sa liberté. Il ruina dans son expédition d’Asie toute la discipline militaire : il accoutuma son armée aux rapines, & lui donna des besoins qu’elle n’avoit jamais eu ; il corrompit une fois des soldats qui devoient, dans la suite, corrompre les capitaines.

Il entra à main armée dans Rome, & enseigna aux généraux romains à violer l’asyle de la liberté. Il donna les terres des citoyens aux soldats, & il les rendit avides pour jamais ; car dès ce moment il n’y eut plus un homme de guerre qui n’attendît une occasion qui pût mettre les biens de ses concitoyens entre ses mains.

Dans cette position, la république devoit nécessairement périr ; il n’étoit plus question que de savoir comment & par qui elle seroit abattue. Trois hommes également ambitieux effaçoient alors les autres citoyens de Rome, par leur naissance, par leur crédit, par leurs exploits, & par leurs richesses, Cnéïus Pompéïus, Caïus Julius César, & Marcus Licinius Crassus.

Caracteres de Crassus. Ce dernier de la maison Licinia, & célebre par sa mort chez les Parthes, étoit fils de Crassus le censeur. Ne pouvant vivre en sûreté à Rome, parce qu’il avoit été proscrit par Cinna & Marius, il se sauva en Espagne, où Vibius, un de ses amis, le tint caché pendant huit mois dans une caverne. De-là il se rendit en Afrique auprès de Sylla, qui lui donna d’abord la commission d’aller dans le pays des Marses, pour y faire de nouvelles levées ; mais comme il falloit passer dans différens quartiers de l’armée ennemie, Crassus avoit besoin d’une escorte, il la demanda à Sylla. Ce général, qui vouloit accoutumer ses officiers à des entreprises hardies, lui répondit fierement : « Je te donne pour gardes ton pere, ton frere, tes parens, & tes amis qui ont été massacrés par nos tirans, & dont je veux venger la mort ». Crassus touché de ce discours, & plein du desir de se distinguer, partit sans répliquer, passa au-travers de différens corps de l’armée ennemie, leva un grand nombre de troupes par son crédit, vint rejoindre Sylla, & partagea depuis avec lui tous les périls & toute la gloire de cette guerre.

Dans le même tems, le jeune Pompée n’ayant pas encore vingt-trois ans, tailla en pieces la cavalerie gauloise aux ordres de Brutus, joignit Sylla avec trois légions, & se lia d’amitié & d’intérêt avec Crassus.

Sylla devenu dictateur perpétuel, ou, pour mieux dire, le maître absolu de Rome, disposa souverainement des biens de ses concitoyens, qu’il regardoit comme faisant partie de ses conquêtes ; & Crassus, dans cette confiscation, eut le choix de tout ce qui pouvoit flatter son avarice : Sylla, aussi libéral envers ses amis, que dur & inexorable envers ses ennemis, se faisoit un plaisir de répandre à pleines mains les trésors de la république sur ceux qui s’étoient attachés à sa fortune. Voilà la principale source des richesses de Crassus.

Elles n’amollirent point sa valeur. Il y avoit déja trois ans que la guerre civile duroit en Italie, avec autant de honte que de désavantage pour la république, lorsque le sénat lui en donna la conduite. La fortune changea sous cet habile général ; il rétablit la discipline militaire, défit les troupes de Spartacus, & remporta un victoire complette.

De retour à Rome l’an 683, sa faction se réunit à celle de Pompée ; & comme il avoit passé par la charge de préteur, il fut élu consul. On déféra la même dignité à Pompée, quoiqu’il ne fût que simple

chevalier, qu’il n’eût pas été seulement questeur, & qu’à peine il eût trente-quatre ans ; mais sa haute réputation & l’éclat de ses victoires couvrirent ces irrégularités ; on ne crut pas qu’un citoyen qui avoit été honoré du triomphe avant l’âge de vingt-quatre ans & avant que d’avoir entrée au sénat, dût être assujetti aux regles ordinaires.

Il sembloit que Pompée & Crassus eussent renoncé au triomphe, étant entrés dans Rome pour demander le consulat ; mais, après leur élection, on fut surpris qu’ils prétendissent encore au triomphe, comme s’ils étoient restés chacun à la tête de leurs armées. Ces deux hommes également ambitieux & puissans vouloient retenir leurs troupes, moins pour la cérémonie du triomphe, que pour conserver plus de force & d’autorité l’un contre l’autre. Crassus, pour gagner l’affection du peuple, fit dresser mille tables où il traita toute la ville, & fit distribuer en même tems aux familles du petit peuple du blé pour les nourrir pendant trois mois. On ne sera pas surpris de cette libéralité, si l’on considere que Crassus regorgeoit de richesses, & possédoit la valeur de plus de sept mille talens de bien, c’est-à-dire plus de trente millions de notre monnoie ; & c’étoit par ces sortes de dépenses publiques que les grands de Rome achetoient les suffrages de la multitude.

Pompée de son côté, pour renchérir sur les bienfaits de Crassus, & pour mettre dans ses intérêts les tribuns du peuple, fit recevoir des lois qui rendoient à ces magistrats toute l’autorité dont ils avoient été privés par celles de Sylla.

Enfin ces deux hommes ambitieux se réunirent, s’embrasserent ; & après avoir triomphé l’un & l’autre, ils licencierent de concert leurs armées.

Caractere de Pompée. Mais Pompée attira sur lui, pour ainsi dire, les yeux de toute la terre. C’étoit, au rapport de Cicéron, un personnage ne pour toutes les grandes choses, & qui pouvoit atteindre à la suprème éloquence, s’il n’eût mieux aimé cultiver les vertus militaires, & si son ambition ne l’eût porté à des honneurs plus brillans. Il fut général avant que d’être soldat, & sa vie n’offrit qu’une suite continuelle de victoires. Il fit la guerre dans les trois parties du monde, & il en revint toujours victorieux. Il vainquit dans l’Italie Carinat & Carbon du par i de Marius ; Domitius, dans l’Afrique ; Sertorius, ou pour mieux dire Perpenna, dans l’Espagne ; les pirates de Cilicie sur la mer Méditeranée ; & depuis la défaite de Catilina, il revint à Rome vainqueur de Mithridate & de Tigrane. Par tant de victoires & de conquêtes, il acquit un plus grand nom que les Romains ne souhaitoient, & qu’il n’avoit osé lui-même espérer.

Dans ce haut degré de gloire où la fortune le conduisit comme par la main, il crut qu’il étoit de sa dignité de se familiariser moins avec ses concitoyens. Il paroissoit rarement en public ; & s’il sortoit de sa maison, on le voyoit toujours accompagné d’une foule de ses créatures, dont le cortege nombreux représentoit mieux la cour d’un grand prince, que la suite d’un citoyen de la république. Ce n’est pas qu’il abusât de son pouvoir, mais dans un ville libre on voyoit avec peine qu’il affectât des manieres de souverain.

Accoutumé dès sa jeunesse au commandement des armées, il ne pouvoit se réduire à la simplicité d’une vie privée. Ses mœurs à la vérité étoient pures & sans tâche : on le louoit même avec justice de sa tempérance ; personne ne le soupçonna jamais d’avarice, & il recherchoit moins dans les dignités qu’il briguoit la puissance, qui en est inséparable, que les honneurs & l’éclat dont elles étoient environnées.

Deux fois Pompée retournant à Rome, maître d’opprimer la république, eut la modération de con-