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lité infiniment meilleure, que si on laissoit croître toutes celles que la plante pourroit produire. On a encore un soin particulier d’ôter tous les bourgeons ou rejettons que la force de la seve fait pousser entre les feuilles & la tige ; car outre que ces rejettons ou feuilles avortées ne viendroient jamais bien, elles attireroient une partie de la nourriture des véritables feuilles qui n’en peuvent trop avoir.

Depuis que les plantes sont arrêtées jusqu’à leur parfaite maturité, il faut cinq à six semaines, selon que la saison est chaude, que le terrein est exposé, qu’il est sec ou humide. On visite pendant ce tems là, au-moins deux ou trois fois la semaine, les plantes pour les rejettonner, c’est-à-dire en arracher tous les rejettons, fausses tiges ou feuilles, qui naissent tant sur la tige qu’à son extrémité, ou auprès des feuilles.

Le tabac est ordinairement quatre mois ou environ en terre, avant d’être en état d’être coupé. On connoît qu’il approche de sa maturité, quand ses feuilles commencent à changer de couleur, & que leur verdeur vive & agréable, devient peu-à-peu plus obscure : elles panchent alors vers la terre, comme si la queue qui les attache à la tige, avoit peine à soutenir le poids du suc dont elles sont remplies : l’odeur douce qu’elles avoient, se fortifie, s’augmente, & se répand plus au loin. Enfin quand on s’apperçoit que les feuilles cassent plus facilement lorsqu’on les ploie, c’est un signe certain que la plante a toute la maturité dont elle a besoin, & qu’il est tems de la couper.

On attend pour cela que la rosée soit tombée, & que le soleil ait desséché toute l’humidité qu’elle avoit répandue sur les feuilles : alors on coupe les plantes par le pié. Quelques-uns les coupent entre deux terres, c’est-à-dire, environ un pouce au-dessous de la superficie de la terre ; les autres à un pouce ou deux au-dessus ; cette derniere maniere est la plus usitée. On laisse les plantes ainsi coupées auprès de leurs souches le reste du jour, & on a soin de les retourner trois ou quatre fois, afin que le soleil les échauffe également de tous les côtés, qu’il consomme une partie de leur humidité, & qu’il commence à exciter une fermentation nécessaire pour mettre leur suc en mouvement.

Avant que le soleil se couche, on les transporte dans la case qu’on a préparée pour les recevoir, sans jamais laisser passer la nuit à découvert aux plantes coupées, parce que la rosée qui est très-abondante dans ces climats chauds, rempliroit leurs pores ouverts par la chaleur du jour précédent, & en arrêtant le mouvement de la fermentation déjà commencée, elle disposeroit la plante à la corruption & à la pourriture.

C’est pour augmenter cette fermentation, que les plantes coupées & apportées dans la case, sont étendues les unes sur les autres, & couvertes de feuilles de balisier amorties, ou de quelques nattes, avec des planches par-dessus, & des pierres pour les tenir en sujétion : c’est ainsi qu’on les laisse trois ou quatre jours, pendant lesquels elles fermentent, ou pour parler comme aux îles françoises, elles ressuent, après quoi on les fait secher dans les cases ou sueries.

On y construit toujours ces maisons à portée des plantations ; elles sont de différentes grandeurs, à-proportion de l’étendue des plantations ; on les bâtit avec de bons piliers de bois fichés en terre & bien traversé par des poutres & poutrelles, pour soutenir le corps du bâtiment. Cette carcasse faite, on la garnit de planches, en les posant l’une sur l’autre, comme l’on borde un navire, sans néanmoins que ces planches soient bien jointes ; elles ne sont attachées que par des chevilles de bois.

La couverture de la maison est aussi couverte de planches, attachées l’une sur l’autre sur les chevrons,

de maniere que la pluie ne puisse entrer dans la maison : & cependant on observe de laisser une ouverture entre le toit & le corps du bâtiment, ensorte que l’air y passe sans que la pluie y entre, parce qu’on entend bien que le toit doit déborder le corps du bâtiment. On n’y fait point de fenêtres, on y voit assez clair, le jour y entrant suffisamment par les portes & par les ouvertures pratiquées entre le toit & le corps du bâtiment.

Le sol ordinaire de ces maisons est la terre même ; mais comme on y pose les tabacs, & que dans des tems humides la fraîcheur peut les humecter & les corrompre, il est plus prudent de faire des planchers, que l’on forme avec des poutrelles & des planches chevillées par-dessus. La hauteur du corps du bâtiment est de quinze à seize piés, celle du toit jusqu’au faîte de dix à douze piés.

En-dedans du bâtiment, on y place en-travers de petits chevrons qui sont chacun de deux pouces & demi en quarré ; le premier rang est posé à un pié & demi ou deux piés au-dessous du faîte, le deuxieme rang à quatre piés & demi au-dessous, le troisieme de même, &c. jusqu’à la hauteur de l’homme : les chevrons sont rangés à cinq piés de distance l’un de l’autre, ils servent à poser les gaulettes, auxquelles on pend les plantes de tabac.

Dès que le tabac a été apporté dans des civieres à la suerie ; on le fait rafraîchir en étendant sur le plancher des lits de trois plantes couchées l’une sur l’autre. Quand il s’est rafraîchi environ douze heures, on passe dans le pié de chaque plante une brochette de bois, d’une façon à pouvoir être accrochée & tenir aux gaulettes, & tout-de-suite on les met ainsi à la pente, en observant de ne les point presser l’une contre l’autre. On laisse les plantes à la pente jusqu’à ce que les feuilles soient bien seches ; alors on profite du premier tems humide qui arrive, & qui permet de les manier sans les briser. Dans ce tems favorable on détache les plantes de la pente, & à mesure on arrache les feuilles de la tige, pour en former des manoques ; chaque manoque est composée de dix à douze feuilles, & elle se lie avec une feuille. Quand la manoque n’a point d’humidité, & qu’elle peut être pressée, on la met en boucaux.

Le tabac fort de Virginie, se cultive encore avec plus de soin que le tabac ordinaire, & chaque manoque de ce tabac fort, n’est composée que de quatre à six feuilles, fortes, grandes, & qui doivent être d’une couleur de marron foncé ; on voit par-là, qu’on fait en Virginie deux sortes de manoques de tabac, qu’on nomme premiere & seconde sorte.

Quant au merrain des boucaux, on se sert pour le faire du chêne blanc, qui est un bois sans odeur ; d’autres sortes de bois sont également bons pourvu qu’ils n’ayent point d’odeur. On distribue le bois en merrain, au-moins six mois avant que d’être employé. Les boucaux se font tous d’une même grandeur ; ils ont 4 piés de haut sur 32 pouces de diametre dans leur milieu ; ils contiennent cinq ou 600 liv. de tabac seulement pressées par l’homme, & jusqu’à mille livres lorsqu’ils sont pressés à la presse ; les boucaux du tabac fort, pesent encore davantage.

Telle est la culture du tabac que les fermiers de France achetent des Anglois pour environ quatre millions chaque année. Il est vrai cependant que quand le revenu du tabac seroit, comme on l’a dit, pour eux de quarante millions par an, il ne surpasseroit pas encore ce que la Louisiane mise en valeur pour cette denrée, produiroit annuellement à l’état au bout de quinze ans ; mais jamais les tabacs de la Louisiane ne seront cultivés & achetés sans la liberté du commerce. (Le Chevalier de Jaucourt.)

Tabac, manufacture de. Le tabac regardé comme plante usuelle & de pur agrément, n’est connu en