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direct. Rien de mieux que les observations de M. de W. sur la remarque 85. de Vaugelas, & je souscris à tout ce qu’il en pense : je crois cependant qu’il auroit encore dû relever ici quelques fautes échappées à Vaugelas, ne fût-ce que pour en arrêter les suites, parce qu’on prend volontiers les grands hommes pour modeles.

Cet académicien énonce ainsi sa regle : Tout adjectif mis après le substantif avec ce mot plus, entre deux, veut toujours avoir son article, & cet article se met immédiatement devant plus, & toujours au nominatif, quoique l’article du substantif qui va devant soit en un autre cas, quelque cas que ce soit. Il applique ensuite la regle à cet exemple : c’est la coutume des peuples les plus barbares.

Or indépendamment de la doctrine des cas, qui est insoutenable dans notre langue (voyez Cas), il est notoirement faux que tout adjectif mis après son substantif, avec ce mot plus entre deux, veuille toujours avoir son article : en voici la preuve dans un exemple que M. de W. cite lui-même, sans en faire la remarque ; je parle d’une matiere plus délicate que brillante : il n’y a point là d’article avant plus, & il ne doit point y en avoir, quoique l’adjectif soit après son substantif.

Il semble que Vaugelas ait senti le vice de son énoncé, & qu’il ait voulu en prévenir l’impression. « Au reste, dit-il plus bas, quand il est parlé de plus ici, c’est de celui qui n’est pas proprement comparatif, mais qui signifie très, comme aux exemples que j’ai proposés. Mais, comme l’observe très-bien M. Patru, ce plus est pourtant comparatif dans les exemples rapportés par l’auteur : car en cette façon de parler (c’est la coutume des peuples les plus barbares), on sousentend de la terre, du monde, & autres semblables qui n’y sont pas exprimées… L’adverbe très ne peut convenir avec ces manieres de parler ». J’ajouterai à cette excellente critique de M. Patru, qu’il me semble avoir assez prouvé que notre plus est toujours le signe d’un rapport de supériorité, & conséquemment qu’il exprime toujours un sens comparatif ; au lieu que notre très ne marque qu’un sens ampliatif, qui est essentiellement absolu, d’où vient que ces deux mots ne peuvent jamais être synonymes : ce que Vaugelas envisageoit donc, & qu’il n’a pas exprimé, c’est la distinction de la supériorité individuelle, & de la supériorité universelle, dont l’une est marquée par plus sans article, & l’autre plus, précédé immédiatement d’un article simple ou d’un article possessif ; ce qui fait la différence du comparatif propre & du superlatif.

Outre ce mal-entendu, Vaugelas s’est encore apperçu lui même dans sa regle d’un autre défaut qu’il a voulu corriger ; c’est qu’elle est trop particuliere, & ne s’étend pas à tous les cas où la construction dont il s’agit peut avoir lieu ; c’est pourquoi il ajoute : « Ce que j’ai dit de plus, s’entend aussi de ces autres mots moins, mieux, plus mal, moins mal ». Mais cette addition-même est encore insuffisante, puisque l’adjectif comparatif meilleur est encore dans le même cas, ainsi que tous les adverbes qui seront précédés de plus ou de moins, lorsqu’ils précédent eux-mêmes, & qu’ils modifient un adjectif mis après son substantif, pour parler le langage ordinaire : ex. je parle du vin le meilleur que l’on puisse faire dans cette province ; du système le plus ingénieusement imaginé, le moins heureusement exécuté, le plutôt réprouvé, &c.

Puisque M. de W. avoit pris cette remarque de Vaugelas en considération, il devoit, ce me semble, relever tous les défauts de la regle proposée par l’académicien, & des corrections même qu’il y avoit faites, & ramener le tout à une énonciation plus générale, plus claire, & plus précise. Voici comme je rectifierois la regle, d’après les principes que j’ai po-

sés soit dans cet article, soit dans tout autre : si un adjectif superlatif, ou précédé d’un adverbe superlatif qui le modifie, ne vient qu’après le nom auquel il se rapporte ; quoique le nom soit accompagné de son article, il faut pourtant répéter l’article simple avant le mot qui exprime le rapport de supériorité ; mais sans répéter la préposition dont le nom peut être le complément grammatical.

Vaugelas, non content d’établir une regle, cherche encore à en rendre raison ; & celle qu’il donne, pourquoi on ne répete pas avant le superlatif la préposition qui peut être avant le nom, c’est, dit-il, parce qu’on y sousentend ces deux mots, qui sont, ou qui furent, ou qui sera, ou quelqu’autre tems du verbe substantif avec qui. Voici sur cela la critique de M. de W.

« Si l’on ne met point, dit-il, la préposition de ou à entre le superlatif & le substantif, » (il auroit dit la même chose de toute autre préposition, s’il n’avoit été préoccupé, contre son intention même, de l’idée des cas dont Vaugelas fait mention) ; « ce n’est pas, comme l’a cru Vaugelas, parce qu’on y sousentend ces mots qui sont, qui furent, ou qui sera, &c. c’est parce que la préposition n’est point nécessaire en ce cas entre l’adjectif & le substantif ». Mais ne puis-je pas demander à M. de W. pourquoi la préposition n’est point nécessaire entre l’adjectif & le substantif ; ou plutôt n’est-ce pas à cette question-même que Vaugelas vouloit répondre ? Quand on veut rendre raison d’un fait grammatical, c’est pour expliquer la cause d’une loi de grammaire ; car ce sont les faits qui y font la loi. La remarque de M. de W. signifie donc que la préposition n’est point nécessaire en ce cas, parce qu’elle n’y est point nécessaire. Or assurement il n’y a personne qui ne voie évidemment jusqu’à quel point est préférable l’explication de Vaugelas. La nécessité de répéter l’article avant le mot comparatif, vient du choix que l’usage de notre langue en a fait pour désigner la supériorité universelle, au moyen de tous les supplémens dont l’article reveille l’idée, & que j’ai détaillés plus haut : ce besoin de l’article suppose ensuite la répétition du nom qualifié, lequel ne peut être répété que comme partie d’une proposition incidente, sans quoi il y auroit pléonasme ; & cette proposition incidente est amenée tout naturellement par qui sont, qui furent, qui sera, &c. donc ces mots doivent essentiellement être suppléés, & dès-lors la préposition qui précede leur antécédent n’est plus nécessaire dans la proposition incidente qui est indépendante dans sa construction, de toutes les parties de la principale.

« Comme il est ici question du superlatif, dit ensuite M. de W. permettez-moi d’observer que le célebre M. du Marsais pourroit bien s’être trompé quand il a dit dans cette phrase, deorum antiquissimus habebatur cælum, c’est comme s’il y avoit cælum habebatur antiquissimus (è numero) deorum. Il me semble que c’est deus qui est sousentendu : cælum habebatur antiquissimus (deus) deorum. En effet, comme je l’ai remarqué dans ma grammaire, quand nous disons, le Luxembourg n’est pas la moins belle des promenades de Paris ; c’est comme s’il y avoit, le Luxembourg n’est pas la moins belle (promenade) des promenades de Paris : & n’est-ce pas à cause de ce substantif sousentendu que le superlatif relatif est suivi en françois de la préposition de, & en latin d’un génitif » ?

M. de W. pourroit bien s’être trompé lui-même en plus d’une maniere. 1°. Il s’est trompé en prenant occasion de ses remarques, sur une regle qui concerne les superlatifs françois pour critiquer un principe qui concerne la syntaxe des superlatifs latins, & qui n’a aucune analogie avec la regle en question : non erat hic locus. 2°. Il s’est trompé, je crois, dans sa critique ; & voici les raisons que j’ai de l’avancer.