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Mais quand on dit, la plus grande de mes passions, l’analyse est différente : la annonce nécessairement un nom appellatif, c’est sa destination immuable, & les circonstances de la phrase n’en désignent pas d’autres que passion ; ainsi il faut d’abord dire par supplément, la (passion) plus grande : la préposition de, qui suit, ne peut pas tomber sur grande, cela est évident ; ni sur plus grande, nous ne parlons jamais ainsi ; elle tombe donc sur un nom appellatif encore sous-entendu, & comme il s’agit ici d’une supériorité universelle, il me semble que le supplément le plus naturel est la totalité, & qu’il faut dire par supplément, (la totalité) de mes passions : mais ce supplément doit tenir par quelque lien particulier à l’ensemble de la phrase, & d’ailleurs plus grande n’étant plus qu’un simple comparatif exige un que & un terme individuel de comparaison ; je ferois donc ainsi l’analyse entiere de la phrase, la (passion) plus grande que les autres (passions de la totalité) de mes passions ; ce qui exprime bien clairement la supériorité universelle qui caractérise le superlatif.

Si l’on dit au contraire, ma plus grande passion, la suppression totale du terme de comparaison est le signe autorisé par l’usage pour désigner que c’est la totalité des autres objets de même nom, & que la phrase se réduit analytiquement à celle-ci, ma passion plus grande (que toutes mes autres passions).

Dans ces deux cas, l’article simple ou possessif, servant à individualiser l’objet qualifié par le comparatif, est le signe naturel qu’on doit le regarder comme extrait, à cet égard, de la totalité des autres objets de même nature soumis à la même qualification.

5°. Le comparatif d’infériorité est exprimé par

l’adverbe qui marque l’infériorité, du-moins dans toutes les langues dont j’ai connoissance : les Grecs disent, ἧσσον σοφός ; les Latins, minus sapiens ; les Italiens, meno sapiente ; les Espagnols, menos prudente ; & nous, moins sage.

Comme moins est par lui-même comparatif, si nous avons besoin d’en exprimer le sens superlatif, nous le faisons comme il vient d’être dit, par l’addition de l’article simple ou possessif ; le moins instruit des enfans, votre moins belle robe.

V. L’exposition que je viens de faire du système des sens graduels seroit incomplette, si je ne fixois pas les especes de mots qui en sont susceptibles. Tout le monde conviendra sans doute que grand nombre d’adjectifs & d’adverbes sont dans ce cas : mais il paroîtra peut-être surprenant à quelques-uns, si j’avance qu’un grand nombre de verbes sont également susceptibles des sens graduels, & qu’il auroit pu arriver dans quelques idiomes, que l’usage les y eût caractérisés par des terminaisons propres ; cependant la chose est évidente.

Les adjectifs & les adverbes qui peuvent recevoir les différens sens graduels, & conséquemment des terminaisons qui y soient adaptées, ne le peuvent, que parce que la qualité qui en constitue la signification individuelle, est en soi susceptible de plus & de moins : il est donc nécessaire que tout verbe, dont la signification individuelle présente à l’esprit l’idée d’une qualité susceptible de plus & de moins, soit également susceptible des sens graduels, & puisse recevoir de l’usage des terminaisons qui y soient relatives.

Adjectif. Adverbe. Verbe.
SENS Absolus, Positif. amoureux. amoureusement. aimer.
Ampliatif. très-amoureux. très-amoureusement. aimer beaucoup.
Diminutif. un peu amoureux. un peu amoureusement. aimer un peu.
Compa-
ratifs
,
d’égalité. aussi amoureux. aussi amoureusement. aimer autant.
de supériorité. plus amoureux. plus amoureusement. aimer plus.
d’infériorité. moins amoureux. moins amoureusement. aimer moins.

Quant à la possibilité des terminaisons qui caractériseroient dans les verbes ces différens sens ; c’est un point qui est inséparable de la susceptibilité même des sens, puisque l’usage est d’ailleurs le maître absolu d’exprimer comme il lui plaît tout ce qui est de l’objet de la parole. Cela se justifie d’ailleurs par plusieurs usages particuliers des langues.

1°. La voix active & la voix passive des Latins donnent un exemple qui auroit pu être étendu davantage : si l’usage a pu établir sur un même radical des variations pour deux points de vue si différens, rien n’empêchoit qu’il n’en introduisît d’autres pour d’autres vues ; & quoique l’on ne trouve point de terminaisons graduelles dans les verbes latins, on y rencontre au moins quelques verbes composés qui, par-là, en ont le sens : amare (aimer), est le positif ; adamare (aimer ardemment), c’est l’ampliatif : « la préposition per, dit l’auteur des recherches sur la langue latine (ch. xxv. p. 328.) est dans tous les verbes, comme aussi dans les noms adjectifs & les adverbes, augmentative de ce que signifie le simple ; & dans le plus grand nombre des verbes, elle y équipolle à l’un de ces adverbes françois, beaucoup, grandement, fortement, parfaitement ou en perfection, tout-à-fait, entierement » ; il est aisé de reconnoître à ces traits le sens ampliatif : malo est en quelque sorte le comparatif de supériorité de volo, &c.

2°. Les terminaisons d’un même verbe hébraïque sont en bien plus grand nombre, puisqu’à s’en tenir à la doctrine de Masclef, laquelle est beaucoup plus restrainte que celle des autres hébraïsans, le même verbe radical reçoit jusqu’à cinq formes différentes,

que l’on appelle des conjugaisons ; mais que j’appellerois plus volontiers des voix : ainsi l’on dit (mesar) tradidit ; (noumesar) traditus est ; (hemesir) tradere fecit ; (hemesar) tradi fecit ; (hethmesar) se tradidit. Sur quoi il faut observer que je suis ici la méthode de Masclef pour la lecture des mots hébreux.

3°. La langue laponne, que nous ne soupçonnons peut-être pas de mériter la moindre attention de notre part, nous présente néanmoins l’exemple d’une dérivation bien plus riche encore par rapport aux verbes : on y trouve laidet, conduire ; laidelet, continuer l’action de conduire ; laidetet, faire conduire ; laidetallet, se faire conduire ; laidegaetet, commencer à conduire ; laidestet, conduire un peu (c’est le sens diminutif) ; laidanet, être conduit de plein gré ; laidanovet, être conduit malgré soi ou sans s’aider ; laidetalet, empêcher de conduire. Voyez les notes sur le ch. iij. de la description historique de la Laponie suédoise, traduit de l’allemand par M. de Kéralio de Gourlay.

Je terminerois ici cet article, si je ne me rappellois d’avoir vu dans les mémoires de Trévoux (Octobre 1759. II. vol. p. 2668.) une lettre de M. l’abbé de Wailly aux auteurs de ces mémoires, sur quelques expressions de notre langue, laquelle peut donner lieu à quelques observations utiles. Ce grammairien y examine trois expressions, dont les deux premieres ont déja été discutées par Vaugelas, rem. 514. & 85. & la troisieme par M. l’abbé Girard, vrais princip. disc. xj. tom. II. p. 218. Je ne parlerai point ici de la premiere ni de la troisieme, qui sont étrangeres à cet article, & je ne m’arrêterai qu’à la seconde qui y a rapport