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gle ; & que d’ailleurs il doit en être des noms des différens degrés comme de ceux des cas, des genres, & de tant d’autres par lesquels les Grammairiens se sont contentés de désigner ce qu’il y a de principal dans la chose, vû la difficulté d’inventer des noms qui en exprimassent toute la nature.

Mais je ne donnerai pour réponse à cet habile commentateur de la Minerve, que ce que j’ai déja remarqué ailleurs, voyez Impersonnel, d’après Bouhours & Vaugelas, sur la nécessité de distinguer un bon & un mauvais usage dans le langage national, & ce que j’en ai inféré par rapport au langage didactique.

J’ajouterai ici pour ce qui concerne la prétendue difficulté d’inventer des noms qui expriment la nature entiere des choses, qu’elle n’a de réalité que pour ceux à qui la nature est inconnue ; que d’ailleurs, quand on vient à l’approfondir davantage, la nomenclature doit être réformée d’après les nouvelles lumieres, sous peine de ne pas exprimer avec assez d’exactitude ce que l’on conçoit ; & que pour le cas présent, j’ose me flatter d’avoir employé des dénominations assez justes pour ne laisser aucune incertitude sur la nature des sens graduels.

IV. Il ne reste donc plus qu’à reconnoître comment ils sont rendus dans les langues.

De toutes les manieres d’adapter les sens graduels aux mots qui en sont susceptibles, celle qui se présente la premiere aux yeux de la Philosophie, c’est la variation des terminaisons. Cependant, si l’on excepte le positif, qui est par-tout la forme primitive & fondamentale du mot, il n’y a aucun des autres qui soit énoncé par-tout par des terminaisons spéciales. Nous n’en avons aucune, si ce n’est pour le sens ampliatif d’un petit nombre de mots conservés au cérémonial, sérénissime, éminentissime, &c. Voyez Bouhours, Rem. nouv. tome I. page 312. & pour le sens comparatif de supériorité de quelques mots empruntés du latin sans égard à l’analogie de notre langue, comme meilleur, pire, moindre, mieux, moins, pis, au-lieu de plus bon, plus mauvais, plus petit, plus bien, plus peu, plus mal : mais ces exceptions mêmes en si petit nombre confirment l’universalité de notre analogie.

1°. Le sens ampliatif a une terminaison propre en grec, en latin, en italien & en espagnol ; c’est celle que l’on nomme mal-à-propos le superlatif. Ainsi très sage se dit en grec σοφώτατος, en latin sapientissimus, en italien sapientissimo, en espagnol prudentissimo ; mots dérivés des positifs σοφὸς, sapiens, sapiente, prudente, qui tous signifient sage. Dans les langues orientales anciennes, le sens ampliatif se marque par la répétition matérielle du positif ; & ce tour qui est propre au génie de ces langues, a quelquefois été imité dans d’autres idiomes ; j’ai quelquefois vu des enfans, sous l’impression de la simple nature, dire de quelqu’un, par exemple, qui fuyoit, qu’il étoit loin loin, d’un homme dont la taille les avoit frappés par sa grandeur ou par sa petitesse, qu’il étoit grand grand, ou petit petit, &c. notre très, qui nous sert à l’expression du même sens, est l’indication de la triple répétition ; mais nous nous servons aussi d’autres adverbes, & c’est la maniere de la plûpart des langues qui n’ont point adopté de terminaisons ampliatives, & spécialement de l’allemand qui emploie sur-tout l’adverbe sehr, en latin valdè, en françois, fort.

2°. Le sens diminutif se marque presque par tout par une expression adverbiale qui se joint au mot modifié, comme un peu obscur, un peu triste, un peu froid. Il y a seulement quelques mots exceptés dans différens idiomes, lesquels reçoivent ce sens diminutif, ou par une particule composante, comme en latin subobscurus, subtristis ; ou par un changement de terminaison, comme en latin frigidiusculus, ou

frigidulus, tristiculus, & en espagnol tristezico.

3°. Je ne connois aucune langue où le comparatif d’égalité soit exprimé autrement que par une addition adverbiale ; aussi sage, aussi loin : si ce n’est peut-être dans quelques mots exceptés par hasard, comme tantus qui veut dire en latin tam magnus.

4°. Le comparatif de supériorité a une terminaison propre en grec & en latin : de σοφὸς, sage, vient σοφώτερος, plus sage ; de même les Latins de sapiens forment sapientior. Comme c’est dans ces deux langues le seul des trois sens comparatifs qui y ait reçu une terminaison propre, on donne à l’adjectif pris sous cette forme le simple nom de comparatif. Pourvu qu’on l’entende ainsi, il n’y a nul inconvénient ; sur-tout si l’on se rappelle que ce sens comparatif énonce un rapport de supériorité, quelquefois individuelle & quelquefois universelle. La langue allemande, & peut-être ses dialectes, a deux terminaisons différentes pour ces deux sortes de supériorité : quand il s’agira de la supériorité individuelle, ce sera le comparatif ; & quand il sera question de la supériorité universelle, ce sera véritablement le superlatif : weise (sage) ; weiser (plus sage), comparatif ; weiseste (le plus sage), c’est le superlatif. D’où il suit que ce seroit induire en erreur, que de dire que les Allemands ont, comme les Latins, trois degrés terminés ; le superlatif allemand weiseste n’est point du tout l’équivalent du σοφώτατος des Grecs, ni du sapientissimus des Latins, qui tous deux signifient très-sage ; il ne répond qu’à notre le plus sage.

En italien, en espagnol & en françois, il n’y a aucune terminaison destinée ni pour le comparatif proprement dit, ni pour le superlatif : on se sert également dans les trois idiomes de l’adverbe qui exprime la supériorité, piu en italien, mas en espagnol, plus en françois ; più sapiente, ital. mas prudente, esp. plus sage, franç. Voilà le comparatif proprement dit.

Pour ce qui est du superlatif, nous ne le différencions du comparatif propre qu’en mettant l’article le, la, les ou son équivalent avant le comparatif ; je dis son équivalent, non-seulement pour y comprendre les petits mots du, au, des, aux, qui sont contractés d’une préposition & de l’article, mais encore les mots que j’ai appellés articles possessifs, savoir mon, ma, mes, notre, nos ; ton, ta, tes, votre, vos ; son, sa, ses, leur, leurs ; parce qu’ils renferment effectivement, dans leur signification, celle de l’article & celle d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes, voyez Possessif. Nous disons donc au comparatif, plus grand, plus fidele, plus tendre, plus cruel, & par exception, meilleur, moindre, &c. & au superlatif nous disons avec l’article simple, la plus grande de mes passions, le plus fidele de vos sujets, le plus tendre de ses amis, les plus cruels de nos ennemis, le meilleur de tes domestiques, le moindre de leurs soucis, ce qui est au même degré que si l’on mettoit l’article possessif avant le comparatif, & que l’on dît, ma plus grande passion, votre plus fidele sujet, son plus tendre ami, nos plus cruels ennemis, ton meilleur domestique, leur moindre souci.

Nous conservons au superlatif la même forme qu’au comparatif, parce qu’en effet l’un exprime comme l’autre un rapport de supériorité ; mais le superlatif exige de plus l’article simple ou l’article possessif, & c’est par-là qu’est désignée la différence des deux sens : sur quoi est fondé cet usage ?

Quand on dit, par exemple, ma passion est plus grande que ma crainte, on exprime tout ; & le terme comparé ma passion, & le terme de comparaison, ma crainte ; & le rapport de supériorité de l’un à l’égard de l’autre, plus grande ; & la liaison des deux termes envisagés sous cet aspect, que : ainsi l’esprit voit clairement qu’il y a un rapport de supériorité individuelle.