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ampliatif, & celle sur-tout de la triple répétition, n’étoit pas inconnue aux Latins : le tergeminis tollere honoribus d’Horace, I. od. 1 ; son robur & æs triplex, I. od. 3 ; le terveneficus de Plaute, pour signifier un grand empoisonneur ; son trifur, voleur consommé ; son triparens, fort mesquin ; le mot de Virgile, I. æn. 98. o terque quaterque beati, répeté par Tibulle, o felicem illum terque quaterque diem, & rendu encore par Horace sous une autre forme, felices ter & amplius ; tout cela, & mille autres exemples, démontre assez que l’usage de cette langue attachoit un sens véritablement ampliatif, sur-tout à la triple répétition du mot.

3°. Vossius, de anal. II. 20. nous fournit de la même vérité, une preuve d’une autre espece, quoiqu’il en tire une conséquence assez différente ; voici ses propres termes : non parùm hanc sententiam juvat ; (il parle de son opinion particuliere, & je l’applique à la mienne avec plus de justesse, si je ne me trompe) ; quòd superlativi, in antiquis inscriptionibus, positivi geminatione exprimi soleant : ita BB in iis notat benè benè, hoc est optimè : item BB, bonis bonis, hoc est optimis ; & FF. PP. FF. fortissimi, piissimi, felicissimi : item LL. libentissimè ; MM. meritissimò, etiam malus malus, hoc est pessimus. Vossius cite Gruter pour garant de ce qu’il avance, & j’y renvoie avec lui.

4°. Cet usage de répéter le mot pour en amplifier le sens, n’étoit pas ignoré des Grecs, non qu’ils le répétassent en effet, mais ils en indiquoient la répétition : τρὶς μάκαρες Δαναοὶ καὶ τετράκις ; (Odyss. 5.) ter beati Danaï & quater, c’est-à-dire, beatissimi Danaï : on peut observer que le surnom de Mercure Trismégiste, τρισμέγιστος, a par emphase une double ampliation, puisqu’il signifie littéralement ter maximus.

5°. Les Italiens ont un superlatif assez semblable à celui des Latins, de qui ils paroissent l’avoir emprunté ; mais il n’a dans leur langue que le sens ampliatif que nous rendons par très : sapiente, sage ; sapientissimo pour le masculin, & sapientissimâ pour le féminin, très-sage. Jamais il n’a le sens comparatif que nous exprimons par plus précédé d’un article. « Le plus, dit Vénéroni (part. I. ch. ij.) s’exprime par il più ; exemples : le plus beau, il più bello ; le plus grand, il più grande ; la plus belle, la più bella ; les plus beaux, i più belli ; les plus belles, le più belle ». Et de même, le plus sage, il più sapiente ; la plus sage, la più sapiente ; les plus sages, i più sapienti, m. ou le più sapienti, f. Il me semble que cette distinction prouve assez clairement que le superlatif latin n’avoit, de même, que le sens ampliatif, & nullement le comparatif.

Il est vrai, car il faut tout avouer, que les Allemands ont un superlatif qui n’a au-contraire que le sens comparatif, & nullement le sens ampliatif : ils disent au positif, weise, sage ; & au superlatif ils disent weiseste, le plus sage ; s’ils veulent donner à l’adjectif le sens ampliatif, ils emploient l’adverbe sehr, qui répond à notre très ou fort, & ils disent sehr weise, très-sage, fort sage.

Cette différence des Italiens & des Allemands ne prouve rien autre chose que la liberté de l’usage dans les différens idiomes ; mais l’une des deux manieres ne prouve pas moins que l’autre la différence réelle du sens ampliatif, & du sens superlatif proprement dit, & par conséquent l’absurdité qu’il y auroit à prétendre que le même mot pût servir à exprimer l’un & l’autre, comme nos rudimentaires le pensent & le disent du superlatif latin. D’ailleurs la plus grande liaison de l’italien avec le latin, est une raison de plus pour croire que la maniere italienne est plus conforme que l’allemande à celle des Latins.

6°. Notre propre usage ne nous démontre-t-il pas

la même vérité ? Les premiers grammairiens françois voyant le superlatif latin dans des phrases comparatives, & dans des phrases absolues, & se trouvant forcés de le traduire dans les unes par plus, précédé d’un article, & dans les autres par très ou fort, &c. n’ont pas manqué d’établir dans notre langue deux superlatifs, parce que la grammaire latine, dont ils ne croyoient pas qu’il fallût s’écarter le moins du monde, leur montroit également le superlatif sous les deux formes : c’est à la vérité reconnoître bien positivement la différence & la distinction des deux sens ; mais où les a conduits l’homonymie de leur dénomination ? à distinguer un superlatif relatif, & un superlatif absolu : le relatif est celui qui suppose en effet une comparaison, & qui exprime un degré de supériorité universelle ; c’est celui que les Allemands expriment par la terminaison est, & nous par plus précédé d’un article, comme weiseste, le plus sage : l’absolu est celui qui ne suppose aucune comparaison, & qui exprime simplement une augmentation indéfinie dans la qualité qui individualise le mot ; c’est celui que les Hébreux indiquent par la double ou triple répétition du mot, que les Italiens marquent par la terminaison issimo pour le masculin, & issima pour le féminin, & que nous rendons communément par la particule très, comme sapientissimo, masc. sapientissima, fem. très-sage. Rien de plus choquant à mon gré, que cette distinction : l’origine du mot superlatif indique nécessairement un rapport de supériorité ; & par conséquent un superlatif absolu est une forme qui énonce sans rapport, un rapport de supériorité : c’est une antilogie insoutenable, mais cela doit se trouver souvent dans la bouche de ceux qui répetent en aveugles, ce qui a été dit avant eux, & qui veulent y coudre, sans réforme, les idées nouvelles que les progrès naturels de l’esprit humain font appercevoir.

Que conclure de tout ce qui précéde ? que le système des degrés n’a pas encore été suffisamment approfondi, & que l’abus des termes de la grammaire latine, adaptés sans examen aux grammaires des autres langues, a jetté sur cette matiere une obscurité qui peut souvent occasionner des erreurs & des difficultés : ceci est sensible sur le sapientissimo des Italiens, & le weiseste des Allemands ; le premier signifie très sage, l’autre veut dire le plus sage, & cependant les grammairiens disent unanimement que tous deux sont au superlatif, ce qui est assigner à tous deux le même sens, & les donner pour d’exacts correspondans l’un de l’autre, quelque différence qu’ils ayent en effet.

Pour répandre la lumiere sur le système des degrés, il faut d’abord distinguer le sens graduel de la forme particuliere qui l’exprime, parce qu’on retrouve les mêmes sens dans toutes les langues, quoique les formes y soient fort différentes. D’après cette distinction, quand on aura constaté le système des différens sens graduels, il sera aisé de distinguer dans les divers idiomes les formes particulieres qui y correspondent, & de les caractériser par des dénonciations conversables sans tomber dans l’antilogie ni dans l’équivoque.

Or il me semble que l’on peut envisager dans la signification des mots qui en sont susceptibles, deux especes générales de sens graduels, que je nomme le sens absolu & le sens comparatif.

I. Un mot est pris dans un sens absolu, lorsque la qualité qui en constitue la signification individuelle, est considérée en soi & sans aucune comparaison avec quelque degré déterminé, soit de la même qualité, soit d’une autre : & il y a trois especes de sens absolus, savoir, le positif, l’ampliatif & le diminutif.

Le sens positifest celui même qui présente la signification primitive & fondamentale du mot, sans au-