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pénétré, entouré de toutes parts, d’exister par la vertu de Dieu, de ne pouvoir exister ni sans lui, ni hors de lui. Il faut de plus que la substance divine soit le sujet d’inhérence d’une chose, tout comme selon l’opinion commune l’ame humaine est le sujet d’inhérence du sentiment & de la douleur, & le corps le sujet d’inhérence du mouvement, du repos & de la figure. Répondez présentement ; & si vous dites que, selon Spinosa, la substance de Dieu n’est pas de cette maniere, le sujet d’inhérence de cette étendue, ni du mouvement, ni des pensées humaines ; je vous avouerai que vous en faites un philosophe orthodoxe qui n’a nullement mérité qu’on lui fît les objections qu’on lui a faites, & qui méritoit seulement qu’on lui reprochât de s’être fort tourmenté pour embarrasser une doctrine que tout le monde savoit, & pour forger un nouveau système, qui n’étoit bâti que sur l’équivoque d’un mot. Si vous dites qu’il a prétendu que la substance divine est le sujet d’inhérence de la matiere & de toutes les diversités de l’étendue & de la pensée, au même sens que, selon Descartes, l’étendue est le sujet d’inhérence du mouvement, l’ame de l’homme est le sujet d’inhérence des sensations & des passions ; j’ai tout ce que je demande, c’est ainsi que j’ai entendu Spinosa, c’est là-dessus que toutes mes objections sont fondées.

Le précis de tout ceci est une question de fait touchant le vrai sens du mot modification dans le système de Spinosa. Le faut-il prendre pour la même chose qu’une substance créée, ou le faut-il prendre au sens qu’il a dans le système de M. Descartes ? Je crois que le bon parti est le dernier, car dans l’autre sens Spinosa auroit reconnu des créatures distinctes de la substance divine, qui eussent été faites ou de rien ou d’une matiere distincte de Dieu. Or il seroit facile de prouver par un grand nombre de passages de ses livres, qui n’admet ni l’une, ni l’autre de ces deux choses. L’étendue, selon lui, est un attribut de Dieu. Il s’ensuit de-là que Dieu essentiellement, éternellement, nécessairement est une substance étendue, & que l’étendue lui est aussi propre que l’existence ; d’où il résulte que les diversités particulieres de l’étendue, qui sont le soleil, la terre, les arbres, les corps des bêtes, les corps des hommes sont en Dieu, comme les philosophes de l’école supposent qu’elles sont dans la matiere premiere. Or si ces philosophes supposoient que la matiere premiere est une substance simple & parfaitement unique, ils concluroient que le soleil & la terre sont réellement la même substance. Il faut donc que Spinosa conclue la même chose. S’il ne disoit pas que le soleil est composé de l’étendue de Dieu, il faudroit qu’il avouât que l’étendue du soleil a été faite de rien ; mais il nie la création : il est donc obligé de dire que la substance de Dieu est la cause matérielle du soleil, ce qui compose le soleil, subjectum ex quo ; & par conséquent que le soleil n’est pas distingué de Dieu, que c’est Dieu lui-même, & Dieu tout entier, puisque, selon lui, Dieu n’est point un être composé de parties. Supposons pour un moment qu’une masse d’or ait la force de se convertir en assiettes, en plats, en chandeliers, en écuelles, &c. elle ne sera point distincte de ces assiettes & de ces plats : & si l’on ajoute qu’elle est une masse simple & non-composée de parties, il sera certain qu’elle est toute dans chaque assiette & dans chaque chandelier ; car si elle n’y étoit point toute, elle se seroit partagée en diverses pieces ; elle seroit donc composée de parties, ce qui est contre la supposition. Alors ces propositions réciproques ou convertibles seroient véritables, le chandelier est la masse d’or, la masse d’or est le chandelier. Voilà l’image du Dieu de Spinosa, il a la force de se changer ou de se modifier en terre, en lune, en mer, en arbre, &c. & il est absolument un, & sans nulle composition de par-

ties. Il est donc vrai qu’on peut assurer que la terre est Dieu, que la lune est Dieu, que la terre est Dieu tout entier, que la lune l’est aussi, que Dieu est la terre, que Dieu tout entier est la lune.

On ne peut trouver que ces trois manieres, selon lesquelles les modifications de Spinosa soient en Dieu ; mais aucune de ces manieres n’est ce que les autres philosophes disent de la substance créée. Elle est en Dieu, disent-ils, comme dans sa cause efficiente, & par conséquent elle est distincte de Dieu réellement & totalement. Mais, selon Spinosa, les créatures sont en Dieu, ou comme l’effet dans la cause matérielle, ou comme l’accident dans son sujet d’inhésion, ou comme la forme du chandelier dans l’étain dont on le compose. Le soleil, la lune, les arbres en tant que ce sont des choses à trois dimensions, sont en Dieu comme dans la cause matérielle dont leur étendue est composée : il y a donc identité entre Dieu & le soleil, &c. Les mêmes arbres en tant qu’ils ont une forme qui les distingue des pierres, sont en Dieu, comme la forme du chandelier est dans l’étain. Etre chandelier n’est qu’une maniere d’être de l’étain. Le mouvement des corps & des pensées des hommes sont en Dieu, comme les accidens des péripatéticiens sont dans sa substance créée. Ce sont des entités inhérentes à leur sujet, & qui n’en sont point composées, & qui n’en font point partie.

Un apologiste de Spinosa soutient que ce philosophe n’attribue point à Dieu l’étendue corporelle, mais seulement une étendue intelligible, & qui n’est point imaginable. Mais si l’étendue des corps que nous voyons & que nous imaginons n’est point l’étendue de Dieu, d’où est-elle venue, comment a-t-elle été faite ? Si elle a été produite de rien, Spinosa est orthodoxe, son système devient nul. Si elle a été produite de l’étendue intelligible de Dieu, c’est encore une vraie création, car l’étendue intelligible n’étant qu’une idée, & n’ayant point réellement les trois dimensions, ne peut point fournir l’étoffe ou la matiere de l’étendue formellement existante hors de l’entendement. Outre que si l’on distingue deux especes d’étendue, l’une intelligible, qui appartient à Dieu, l’autre imaginable, qui appartient aux corps, il faudra aussi admettre deux sujets de ces étendues distincts l’un de l’autre, & alors l’unité de substance est renversée, tout l’édifice de Spinosa va par terre.

M. Bayle, comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit, s’est principalement attaché à la supposition que l’étendue n’est pas un être composé, mais une substance unique en nombre. La raison qu’il en donne, c’est que les spinosistes témoignent que ce n’est pas là en quoi consistent les difficultés. Ils croient qu’on les embarrasse beaucoup plus, lorsqu’on leur demande comment la pensée & l’étendue se peuvent unir dans une même substance. Il y a quelque bisarrerie là-dedans. Car s’il est certain par les notions de notre esprit que l’étendue & la pensée n’ont aucune affinité l’une avec l’autre, il est encore plus évident que l’étendue est composée de parties réellement distinctes l’une de l’autre, & néanmoins ils comprennent mieux la premiere difficulté que la seconde, & ils traitent celle-ci de bagatelle en comparaison de l’autre. M. Bayle les ayant si bien battus par l’endroit de leur système, qu’ils pensoient n’avoir pas besoin d’être secouru, comment repousseront-ils les attaques aux endroits foibles ? Ce qui doit surprendre, c’est que Spinosa respectant si peu la raison & l’évidence, ait eu des partisans & des sectateurs de son système. C’est sa méthode spécieuse qui les a trompés, & non pas, comme il arrive quelquefois, un éclat de principes séduisans. Ils ont cru que celui qui employoit la géométrie, qui procédoit par axiomes, par définitions, par théoremes & par lemmes, suivoit trop bien la marche de la vérité, pour