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quelque distance que s’apperçoivent le Gladiateur & l’Apollon, leur action n’est point douteuse.

Parmi les difficultés de la sculpture, il en est une fort connue, & qui mérite les plus grandes attentions de l’artiste : c’est l’impossibilité de revenir sur lui-même, lorsque son marbre est dégrossi, & d’y faire quelque changement essentiel dans la composition, ou dans quelqu’une de ses parties. Raison bien forte pour l’obliger à réfléchir son modele, & à l’arrêter, de maniere qu’il puisse conduire sûrement les opérations du marbre. C’est pourquoi dans de grands ouvrages, la plûpart des sculpteurs font leurs modeles, au moins ils les ébauchent sur la place où doit être l’objet. Par-là, ils s’assurent invariablement des lumieres, des ombres & du juste ensemble de l’ouvrage, qui étant composé au jour de l’attelier, pourroit y faire un bon effet, & sur la place un fort mauvais.

Mais cette difficulté va plus loin encore. Le modele bien réfléchi & bien arrêté, je suppose au sculpteur un instant d’assoupissement ou de délire. S’il travaille alors, je lui vois estropier quelque partie importante de sa figure, en croyant suivre & même perfectionner son modele. Le lendemain, la tête en meilleur état, il reconnoit le désordre de la veille, sans pouvoir y remédier.

Heureux avantage de la peinture ! Elle n’est point assujettie à cette loi rigoureuse. Le peintre change, corrige, refait à son gré sur la toile ; au pis aller, il la réimprime, ou il en prend une autre. Le sculpteur peut-il ainsi disposer du marbre ? S’il falloit qu’il recommençât son ouvrage, la perte du tems, les fatigues & les dépenses pourroient-elles se comparer ?

De plus, si le peintre a tracé des lignes justes, établi des ombres & des lumieres à-propos, un aspect ou un jour différent ne lui ravira pas entierement le fruit de son intelligence & de ses soins ; mais dans un ouvrage de sculpture composé pour produire des lumieres & des ombres harmonieuses, faites venir de la droite le jour qui venoit de la gauche, ou d’en bas celui qui venoit d’en-haut, vous ne trouverez plus d’effet ; ou il n’y en aura que de desagréables, si l’artiste n’a pas su en ménager pour les différens jours. Souvent aussi, en voulant accorder toutes les vues de son ouvrage, le sculpteur risque de vraies beautés, pour ne trouver qu’un accord médiocre. Heureux, si les soins pénibles ne le réfroidissent pas, & parviennent à la perfection dans cette partie !

Pour donner plus de jour à cette réflexion, j’en rapporterai une de M. le comte de Caylus.

« La peinture, dit-il, choisit celui des trois jours qui peuvent éclairer une surface. La sculpture est à l’abri du choix, elle les a tous ; & cette abondance n’est pour elle qu’une multiplicité d’étude & d’embarras ; car elle est obligée de considérer, de penser toutes les parties de sa figure, & de les travailler en conséquence ; c’est elle-même, en quelque façon, qui s’éclaire ; c’est sa composition qui lui donne ses jours, & qui distribue ses lumieres. A cet égard, le sculpteur est plus créateur que le peintre ; mais cette vanité n’est satisfaite qu’aux dépens de beaucoup de réflexions & de fatigues ».

Quand un sculpteur a surmonté ces difficultés, les artistes & les vrais connoisseurs lui en savent gré sans doute ; mais combien de personnes, même de ceux à qui nos arts plaisent, qui ne connoissant pas la difficulté, ne connoitront pas le prix de l’avoir surmontée ?

Le nud est le principal objet de l’étude du sculpteur. Les fondemens de cette étude sont la connoissance des os, de l’anatomie extérieure, & l’imitation assidue de toutes les parties & de tous les mouvemens du corps humain. L’école de Paris & celle de Rome exigent cet exercice, & facilitent aux éleves

cette connoissance nécessaire. Mais comme le naturel peut avoir ses défauts, que le jeune éleve, à force de les voir & de les copier, doit naturellement transmettre dans ses ouvrages ; il lui faut un guide sûr, pour lui faire connoître les justes proportions & les belles formes.

Les statues grecques sont le guide le plus sûr ; elles sont & seront toujours la regle de la précision, de la grace & de la noblesse, comme étant la plus parfaite représentation du corps humain. Si l’on s’en tient à un examen superficiel, ces statues ne paroitront pas extraordinaires, ni même difficiles à imiter ; mais l’artiste intelligent & attentif découvrira dans quelques-unes les plus profondes connoissances du dessein, & s’il est permis d’employer ici ce mot, toute l’énergie du naturel. Aussi les sculpteurs qui ont le plus étudié & avec choix, les figures antiques, ont-ils été les plus distingués. Je dis avec choix, & je crois cette remarque fondée.

Quelque belles que soient les statues antiques, elles sont des productions humaines, par conséquent susceptibles des foiblesses de l’humanité : il seroit donc dangereux pour l’artiste d’accorder indistinctement son admiration à tout ce qui s’appelle antiquité. Il arriveroit qu’après avoir admiré dans certains antiques, de prétendues merveilles qui n’y sont pas, il feroit des efforts pour se les approprier, & il ne seroit point admiré. Il faut qu’un discernement éclairé, judicieux & sans préjugés, lui fasse connoître les beautés & les défauts des anciens, & que les ayant appréciés, il marche sur leurs traces avec d’autant plus de confiance, qu’alors elles le conduiront toujours au grand. C’est dans ce discernement judicieux que paroit la justesse de l’esprit ; & les talens du sculpteur sont toujours en proportion de cette justesse. Une connoissance médiocre de nos arts chez les Grecs suffit pour voir qu’ils avoient aussi leurs instans de sommeil. Le même goût régnoit ; mais le savoir n’étoit pas le même chez tous les artistes. L’éleve d’un sculpteur excellent pouvoit avoir la maniere de son maître, sans en avoir la tête.

De toutes les figures antiques qui ont passé jusqu’à nous, les plus propres à donner le grand principe du nud, sont le Gladiateur, l’Apollon, le Laocoon, l’Hercule Farnese, le Torse, l’Antinoüs, le grouppe de Castor & Pollux, l’Hermaphrodite & la Venus de Médicis ; ce sont aussi les chefs-d’œuvres que les sculpteurs modernes doivent sans cesse étudier, pour en faire passer les beautés dans leurs ouvrages ; cependant l’étude la plus profonde des figures antiques, la connoissance la plus parfaite des muscles, la précision du trait, l’art même de rendre les passages harmonieux de la peau, & d’exprimer les ressorts du corps humain ; ce savoir, dis-je, n’est que pour les yeux des artistes, & pour ceux d’un très-petit nombre de connoisseurs.

Mais comme la sculpture ne se fait pas seulement pour ceux qui l’exercent, ou ceux qui y ont acquis des lumieres, il faut encore que le sculpteur, pour mériter tous les suffrages, joigne aux études qui lui sont nécessaires, un talent supérieur. Ce talent si essentiel & si rare, quoiqu’il puisse être à la portée de tous les artistes, c’est le sentiment. Il doit être inséparable de toutes leurs productions. C’est lui qui les vivifie ; si les autres études en sont la base, le sentiment en est l’ame. Les connoissances acquises ne sont que particulieres ; mais le sentiment est à tous les hommes ; il est universel à cet égard ; tous les hommes sont juges des ouvrages où il régne.

Exprimer les formes des corps, & n’y pas joindre le sentiment, c’est ne remplir son objet qu’à demi : vouloir le répandre par-tout, sans égard pour la précision, c’est ne faire que des esquisses, & ne produire que des rêves dont l’impression se dissipe en ne