Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/447

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le roi & les seigneurs ayant trop perdu depuis le tems de Henri VIII. & la balance panchant trop de jour en jour du côté des communes : non qu’il prétendît approuver les infractions que le roi avoit faites aux lois, ni excuser la maniere dure dont quelques-uns des sujets avoient traité ce prince, mais pour montrer que tant que les causes du desordre subsisteroient, elles produiroient nécessairement les mêmes effets.

Il ajoutoit que d’un côté, pendant que le roi chercheroit toujours à gouverner de la même maniere que ses prédécesseurs, le peuple feroit surement tous ses efforts pour se procurer de nouveaux privileges, & pour étendre sa liberté, aussi souvent qu’il réussiroit heureusement, comme le passé le démontroit. Son principal dessein étoit donc de trouver un moyen de prévenir de pareils dérangemens, ou d’y appliquer les meilleurs remedes lorsqu’ils arriveroient.

Il soutenoit que tant que la balance demeureroit inégale, il n’y a pas de prince qui pût être hors d’atteinte (quelqu’attentif qu’il fût à se rendre agréable au peuple), & que quoiqu’un bon roi pût ménager passablement les choses pendant sa vie, cela ne prouvoit point que le gouvernement fût bon, puisque sous un prince moins prudent, l’état ne pourroit manquer de tomber en desordre ; au lieu que dans un état bien réglé, les méchans deviennent gens de bien, & les fous se conduisent sagement. Il est le premier qui ait prouvé que l’autorité suit la propriété, soit qu’elle réside entre les mains d’un seul, d’un petit nombre, ou de plusieurs.

Il n’eut pas plutôt commencé à répandre son système, ayant beaucoup de connoissances, que tout le monde s’attacha à examiner la matiere, chacun selon ses préjugés ; mais plusieurs personnes chercherent à disputer avec lui sur cette matiere dans la vue de s’en mieux instruire.

Harrington trouva de grandes difficultés à faire paroître son ouvrage, parce que tous les partis, opposés les uns aux autres, s’étoient comme réunis contre lui. Les principaux obstacles vinrent de la part du défenseur de la tyrannie de Cromwel, d’autant plus que l’auteur en faisant voir qu’une république est un gouvernement dirigé par les lois, & non par le pouvoir militaire, dévoiloit la violente administration du protecteur par ses majors-généraux. D’un autre côté, les cavaliers le taxoient d’ingratitude à la mémoire du feu roi, & préféroient la monarchie même sous un usurpateur, à la république la mieux réglée.

Il répondit à ces derniers, que c’étoit assez qu’il eût évité de publier ses sentimens pendant la vie du roi ; mais que la monarchie étant absolument détruite, & la nation dans un état d’anarchie, ou plutôt sous l’usurpation ; il étoit non-seulement libre, mais obligé en qualité de bon citoyen, de communiquer à ses compatriotes le modele de gouvernement, qui lui paroissoit le plus propre à assurer leur tranquillité, leur bonheur & leur gloire. Il ajoutoit qu’il n’y avoit personne à qui son plan dût plaire davantage qu’aux cavaliers, puisque s’il étoit reçu, ils se verroient délivrés de toute oppression ; parce que dans une république bien réglée, il ne peut y avoir de distinction de partis, le chemin des emplois étant ouvert au mérite. D’ailleurs, si le prince étoit rétabli, sa doctrine de la balance l’éclaireroit sur ses devoirs, ce qui le mettroit en état d’éviter les fautes de son pere, puisque son système ne convenoit pas moins à une monarchie gouvernée par les lois qu’à une véritable démocratie.

Cependant, quelques courtisans ayant su que l’ouvrage d’Harrington étoit sous presse, ils firent tant de recherches, qu’ils découvrirent le lieu où il s’imprimoit. On se saisit du manuscrit, & on le porta à Whitehall. Tous les premiers mouvemens que l’au-

teur se donna pour le recouvrer furent inutiles. Il

réfléchit enfin que myladi Claypole, fille du protecteur, & qui avoit beaucoup de crédit sur son esprit, étoit d’un caractere plein de bonté pour tout le monde, & qu’elle s’intéressoit très-souvent pour les malheureux. Quoique cette dame lui fût inconnue, il résolut de s’adresser à elle, & se fit annoncer, s’étant rendu dans son antichambre.

Pendant qu’il y étoit, quelques-unes des femmes de Mylady Claypole entrerent dans la chambre, suivies de sa petite fille, âgée d’environ trois ans ; cette enfant s’arrêta auprès de lui, & il se mit à badiner avec elle, de maniere qu’elle souffrit qu’il la prît dans ses bras, où elle étoit, lorsque sa mere parut. Harrington s’avança vers Mylady Claypole, & mit l’enfant à ses piés, en lui disant : Madame, vous êtes arrivée fort à-propos, sans quoi j’aurois certainement volé cette charmante petite demoiselle. Volée ! reprit la mere avec vivacité, hé pourquoi, je vous prie ; car elle est trop jeune pour être votre maîtresse. Madame, répondit Harrington, quoique ses charmes l’assurent d’une conquête plus importante que la mienne, je vous avouerai que je ne me serois porté à ce larcin, que par un motif de vengeance, & non d’amour. Quelle injure vous ai-je donc fait, repliqua la dame, pour vous obliger à me dérober mon enfant ? Aucune, reprit Harrington, mais c’auroit été pour vous engager à porter mylord votre pere à me rendre justice, & à me restituer mon enfant, qu’il m’a dérobé. Mylady Claypole repliqua que cela ne pouvoit point être, son pere ayant lui-même assez d’enfans, & ne songeant certainement pas à en voler à personne au monde.

Harrington lui apprit alors qu’il étoit question de la production de son esprit, dont on avoit donné de fausses idées à son altesse, & qui avoit été enlevé par son ordre de chez l’Imprimeur. Elle lui promit sur le champ qu’elle lui feroit rendre son ouvrage, pourvû qu’il n’y eût rien de contraire au gouvernement de son pere. Il l’assura que c’étoit une espece de roman politique, qui contenoit si peu de choses préjudiciables aux interêts du protecteur, qu’il espéroit qu’elle voudroit bien l’informer, qu’il avoit même dessein de le lui dédier, & il lui promit qu’elle auroit un des premiers exemplaires. Mylady Claypole fut si contente du tour qu’il avoit pris, qu’elle lui fit bientôt rendre son livre.

Il le dédia, suivant sa parole à Cromwell, qui, après l’avoir lû, dit que l’auteur avoit entrepris de le dépouiller de son autorité ; mais qu’il ne quitteroit pas pour un coup de plume, ce qu’il avoit acquis à la pointe de l’épée. Il ajouta, qu’il approuvoit moins que qui que ce fût, le gouvernement d’un seul ; mais qu’il avoit été forcé de prendre la fonction d’un commissaire supérieur, pour maintenir la paix dans la nation, convaincu que si on l’eût laissée à elle-même, ceux qui la composoient ne se seroient jamais accordé sur une forme de gouvernement, & auroient employé leur pouvoir à se perdre les uns les autres.

Pour parler à présent de l’ouvrage, il est écrit en forme de roman, à l’imitation de l’histoire Atlantique de Platon. L’Occana, est l’Angleterre ; Adoxus, est le roi Jean ; Convallium, c’est Hampton-court ; Corannus, est Henri VIII ; Dicoitome, Richard II ; Emporium, Londres ; Halcionia, la Tamise ; Halo, Whitehall ; Hiera, Westminster ; Leviathan, Hobbes ; Marpesia, l’Ecosse ; Morphée, le roi Jacques I ; le mont Célia, Windsor ; les Neustriens, sont les Normands ; Olphans Mégaletor, c’est Olivier Cromwel ; Panopoea, l’Irlande ; Panthéon, la grande salle de Westminster ; Panurge, Henri VIII ; Parthenio, la reine Elisabeth ; les Scandiens, sont les Danois ; les Teutons, les Saxons ; Turbon, c’est Guillaume le