Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lon ne voulut lui sacrifier ni ses sentimens, ni son amie ; mais au contraire, en partant pour son diocèse, il fit imprimer à Paris son livre des maximes des Saints, ouvrage dans lequel il crut rectifier tout ce qu’on reprochoit à madame Guion, & développer les idées orthodoxes des pieux contemplatifs qui s’élevent au-dessus des sens, & qui tendent à un état de perfection, où les ames ordinaires n’aspirent gueres. M. de Meaux & ses amis se souleverent contre ce livre, & le dénoncerent au roi, comme s’il eût été aussi dangereux qu’il étoit peu intelligible. Madame Guion accusée de dogmatiser toujours, fut mise en prison à Vincennes, où elle composa un volume de vers mystiques : on la transféra à la bastille.

M. Bossuet écrivit contre M. de Fenélon ; & leurs écrits partagerent la cour & la ville : tous deux envoyerent leurs ouvrages au pape Innocent XII. & s’en remirent à sa décision. Les circonstances n’étoient nullement favorables à l’auteur du livre des Maximes ; le pere de la Chaise n’osa soutenir M. de Cambrai auprès du roi son pénitent, & madame de Maintenon l’abandonna. Louis XIV. écrivit au pape Innocent XII. qu’on lui avoit déféré le livre de l’archevêque de Cambrai, comme un ouvrage pernicieux ; qu’il l’avoit fait remettre aux mains du nonce, & qu’il pressoit sa Sainteté de juger.

La congrégation du saint office nomma pour instruire le procès, un dominicain, un jésuite, un bénédictin, deux cordeliers, un feuillant, & un augustin ; c’est ce qu’on appelle à Rome les consulteurs. Les cardinaux & les prélats laissent d’ordinaire à ces moines l’étude de la Théologie, pour se livrer à la politique, à l’intrigue, ou aux douceurs de l’oisiveté. Les consulteurs examinerent pendant trente-sept conférences trente-sept propositions, les jugerent erronées à la pluralité des voix ; & le pape, à la tête d’une congrégation de cardinaux, les condamna par un bref, qui fut publié & affiché dans Rome le 13 Mars 1699.

L’évêque de Meaux triompha ; mais l’archevêque de Cambrai tira un plus beau triomphe de sa défaite ; il se soumit sans restriction & sans réserve. Il monta lui-même en chaire à Cambrai, pour condamner son propre livre ; il empêcha ses amis de le défendre. Cet exemple unique de la docilité d’un savant qui pouvoit se faire un grand parti par la persécution même ; cette candeur, & cette simplicité, lui gagnerent tous les cœurs, & firent presque haïr celui qui avoit remporté la victoire ; il vécut toujours depuis dans son diocèse en digne archevêque, en homme de lettres. La même année 1699, madame Gayon sortit de la bastille, & se retira à Blois, où elle mourut douze ans après, le 9 Juin 1717, dans les sentimens de la spiritualité la plus tendre. Voltaire, siecle de Louis XIV.

Le quiétisme n’est point une idée nouvelle imaginée par Molinos : cette doctrine a la plus grande conformité avec l’origénisme spirituel qui s’étendit dans tout le monde, & dont les sectateurs, selon saint Epiphane, étoient irréprochables du côté de la pureté. Evagrius diacre de l’église de Constantinople, s’étant confiné dans un desert, publia, dit saint Jérome, un livre de maximes, par lesquelles il prétendoit ôter à l’homme tout sentiment de passions : voilà justement la prétendue perfection des Quiétistes.

Si nous passons en Orient, nous y trouverons des mystiques, qui de tems immémorial, ont enseigné la transformation de toutes choses en Dieu, & qui ont réduit les créatures à une espece de néant, c’est-à-dire d’inaction ; autre opinion des Quiétistes. Les Brachmanes ou les Bramines poussent si loin l’apathie ou l’indifférence à laquelle ils rapportent toute la sainteté, qu’il faut devenir pierre ou statue, pour en acquérir la perfection. C’est, disent-ils, ce pro-

fond assoupissement de l’esprit, ce repos de toutes

les puissances, cette continuelle suspension des sens, qui fait le bonheur de l’homme, & le rend parfaitement semblable au dieu Fo.

Il paroît aussi que cette indifférence parfaite des Bramines, est le dogme favori des Quiétistes, & que, selon eux, la vraie béatitude consiste dans le néant. « Alors dans ce triple silence de paroles, de pensées, & de desirs, se trouvant dans un sommeil spirituel, dans une ivresse mystique, ou plutôt dans une mort mystique, toutes les puissances suspendues sont rappellées de la circonférence au centre : Dieu qui est ce centre, se fait sentir à l’ame par des touches divines, par des goûts, par des illaps, par des suavités ineffables. Ses affections étant ainsi émues, elle les laisse reposer doucement… & trouve un délicieux repos qui l’établit au-dessus des délices, & des extases, au dessus des plus belles manifestations, des notions, & des spéculations divines : on ne sait ce qu’on sent ; on ne sait ce qu’on est ». N’allez pas vous imaginer que M. de la Bruyere dans les paroles qu’on vient de lire, (dialogue ij. sur le Quiétisme, page 33) s’est servi d’amplifications : vous verrez son livre muni de preuves. Vous y trouverez ce passage de Molinos : « C’est alors que le divin époux suspendant ses facultés, l’endort d’un sommeil doux & tranquille : c’est dans cet assoupissement qu’elle jouit avec un calme inconcevable, sans savoir en quoi consiste sa jouissance ».

Vous y trouverez « qu’une ame spirituelle doit être indifférente à toutes choses, soit pour le corps, soit pour l’ame, ou pour les biens temporels & éternels : laisser le passé dans l’oubli, & l’avenir à la Providence de Dieu, & lui donner le présent ; & que l’abandon de l’ame doit aller jusqu’à agir sans connoissance, ainsi qu’une personne qui n’est plus. Que l’ame ne se sent plus, ne se voit plus ; elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien ; il n’y a plus d’amour, de lumiere, ni de connoissance… Que cette ame ne se sentant pas, n’est pas en peine de chercher, ni de rien faire ; elle demeure comme elle est ; cela lui suffit ; mais que fait-elle ? rien, rien, & toujours rien. Que l’indifférence de cette amante est si grande, qu’elle ne peut pencher ni du côté de la jouissance, ni du côté de la privation. La mort & la vie lui sont égales ; & quoique son amour soit incomparablement plus fort qu’il n’a jamais été, elle ne peut néanmoins desirer le paradis, parce qu’elle demeure entre les mains de son époux comme les choses qui ne sont point. Ce doit être l’effet de l’anéantissement le plus profond. Que l’oraison parfaite de contemplation met l’homme hors de soi, le délivre de toutes les créatures, le fait mourir & entrer dans le repos de Dieu ; il est en admiration de ce qu’il est uni avec Dieu, sans douter qu’il soit distingué de Dieu : il est réduit au néant, & ne se connoît plus ; il vit & ne vit plus ; il opere & n’opere plus ; il est & n’est plus ». Dialogue v. vj. & vij.

Plusieurs écrivains se sont attachés à refuter éloquemment ces folles visions, qui ne méritent que la compassion, & qui ne renferment qu’un jargon inintelligible. (Le Chevalier de Jaucourt.)

QUIÉTUDE, s. f. (Gramm.) ce mot est tiré du latin, qui l’employe pour signifier le repos de l’esprit, & plus communément le sommeil, ou du-moins le repos du corps ; mais ce terme dans notre langue est entierement consacré à la dévotion, qui a voilé quelquefois la paresse & l’oisiveté des apparences d’une sainte quiétude. Je crois pourtant que ce mot auroit bonne grace dans le style noble, sans qu’il fût question de dévotion & de mysticisme ; car pourquoi ne