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suppose que l’on sache que l’on a mis dans une urne trente mille billets, parmi lesquels il y en a dix mille noirs & vingt mille blancs, & qu’on demande quelle est la probabilité qu’en en tirant un au hasard, il sortira blanc ? Je dis que par la seule considération de la nature des choses, & en comparant le nombre des causes qui peuvent faire sortir un billet blanc avec le nombre de celles qui en peuvent faire sortir un noir, par cela seul il est deux fois plus probable qu’il sortira un billet blanc qu’un noir, de sorte que, comme le billet qui va sortir est nécessairement ou blanc ou noir, si l’on partage cette certitude en trois degrés ou parties égales, on dira qu’il y a deux degrés de probabilité de tirer un billet blanc, & un degré pour le billet noir, ou que la probabilité d’un billet blanc est de la certitude, & celle du billet noir de cette certitude.

Mais supposez que je ne voie dans l’urne qu’un grand nombre de billets, sans savoir la proportion qu’il y a des blancs aux noirs, ou même sans savoir s’il n’y en a point d’une troisieme couleur, en ce cas comment déterminer la probabilité d’en tirer un blanc ? Je dis que ce sera en faisant des essais, c’est-à-dire en tirant un billet pour voir ce qu’il sera, puis le remettant dans l’urne, en tirer un second que je remets aussi, puis un troisieme, un quatrieme, & ainsi de suite autant que je voudrois. Il est clair que le premier billet tiré étant venu blanc, ne donne qu’une probabilité très légere que le nombre des blancs surpasse celui des noirs, un second tiré blanc augmenteroit cette probabilité, un troisieme la fortifieroit. Enfin si j’en tirois de suite un grand nombre de blancs, je serai en droit de conclure qu’ils sont tous blancs, & cela avec d’autant plus de vraissemblance que j’aurois plus tiré de billets. Mais si sur les trois premiers billets j’en tire deux blancs & un noir, je puis dire qu’il y a quelque probabilité bien légere, qu’il y a deux fois plus de blancs que de noirs. Si sur six billets il en sort quatre blancs & deux noirs, la probabilité augmente, & elle augmentera à mesure que le nombre des essais ou des expériences me confirmera toujours la même proportion des blancs aux noirs. Si j’avois fait trois mille essais, & que j’eusse deux mille billets blancs contre mille noirs, je ne pourrois guere douter qu’il n’y eût deux fois plus de blancs que de noirs, & par conséquent que la probabilité de tirer un blanc ne fût double de celle de tirer un noir.

Cette maniere de déterminer probablement le rapport des causes qui font naître un évenement à celles qui le font manquer, ou plus généralement la proportion des raisons ou conditions qui établissent la vérité d’une proposition avec celles qui donnent le contraire, s’applique à tout ce qui peut arriver ou ne pas arriver, à tout ce qui peut être ou ne pas être. Quand je vois sur des registres mortuaires que pendant vingt, cinquante ou cent années du nombre des enfans qui naissent, il en meurt le tiers avant l’âge de six ans, je conclurai d’un enfant nouvellement né que la probabilité qu’il parviendra au-moins à l’âge de six ans est les de la certitude. Si je vois que de deux joueurs qui jouent à billes égales, le premier gagne toujours deux parties, tandis que l’autre n’en gagne qu’une, je conclurai avec beaucoup de probabilité qu’il est deux fois plus fort que son antagoniste ; si je remarque que quelqu’un de cent fois qu’il m’a parlé, m’a menti en dix occasions, la probabilité de son témoignage ne sera dans mon esprit que les de la certitude ou même moins.

L’attention donnée au passé, la fidélité de la mémoire à retenir ce qui est arrivé & l’exactitude des registres à conserver les évenemens, font ce qu’on appelle dans le monde l’expérience. Un homme qui a de l’expérience est celui qui ayant beaucoup vu &

beaucoup réfléchi, peut vous dire à-peu-près (car ici nous n’allons pas à la précision mathématique) quelle probabilité il y a que tel évenement étant arrivé, tel autre le suivra ; ainsi toutes choses d’ailleurs égales, plus on a fait d’épreuves ou d’expériences, & plus on s’assûre du rapport précis du nombre des causes favorables au nombre des causes contraires.

On pourroit demander si cette probabilité augmentant à l’infini par une suite d’expériences répétées, peut devenir à la fin une certitude morale ; ou si ces accroissemens sont tellement limités, que diminuant graduellement ils ne fassent à l’infini qu’une probabilité finie. Car on sait qu’il y a des augmentations qui, quoique perpétuelles, ne font pourtant à l’infini qu’une somme finie ; par exemple, si la premiere expérience donnoit une probabilité qui ne fût que 1/3 de la certitude, & la seconde une probabilité qui ne fût que le tiers de ce tiers, & la troisieme une probabilité qui ne fût que le tiers de la seconde, & la quatrieme une probabilité qui ne fût que le tiers de la troisieme, & ainsi à l’infini. Il seroit aisé par le calcul de voir que toutes ces probabilités ensemble ne font qu’une demi-certitude, de sorte qu’on auroit beau faire une infinité d’expériences, on ne viendroit jamais à une probabilité qui se confondît avec la certitude morale, ce qui feroit conclure que l’expérience est inutile, & que le passé ne prouve rien pour l’avenir.

M. Bernoulli, le géometre qui entendoit le mieux ces sortes de calculs, s’est proposé l’objection & en a donné la réponse. On la trouvera dans son livre de arte conjectandi, p. 4. dans toute son étendue ; problème, suivant lui, aussi difficile que la quadrature du cercle. Il y fait voir que la probabilité qui naissoit de l’expérience répétée alloit toujours en croissant, & croissoit tellement qu’elle s’approchoit indéfinement de la certitude. Son calcul nous apprend à déterminer (la question proposée d’une maniere fixe) combien de fois il faudroit réïterer l’expérience pour parvenir à un degré assigné de probabilité. Ainsi, dans le cas d’une urne pleine d’un grand nombre de boules blanches & noires, on veut s’assûrer par l’expérience du rapport des blanches aux noires ; M. Bernoulli trouve que pour qu’il soit mille fois plus probable qu’il y en a deux noires sur trois blanches que non pas toute autre supposition, il faut avoir tiré de l’urne 25550 boules, & que, pour que cela fût dix mille fois plus probable, il falloit avoir fait 31258 épreuves, enfin, pour que cela devint cent mille fois plus probable, il falloit 36966 tirages. La difficulté & la longueur du calcul ne permettent pas de le rapporter ici en entier, on peut le voir dans le livre cité.

Par-là il est démontré que l’expérience du passé est un principe de probabilité pour l’avenir ; que nous avons lieu d’attendre avec raison des évenemens conformes à ceux que nous avons vu arriver ; & que plus nous les avons vu arriver fréquemment, & plus nous avons lieu de les attendre de nouveau. Ce principe reçu, on sent de quelle utilité seroient dans les questions de Physique, de Politique, & même dans ce qui regarde la vie commune, des tables exactes qui fixeroient sur une longue suite d’évenemens la proportion de ceux qui arrivent d’une certaine façon à ceux qui arrivent autrement. Les usages qu’on a tirés des registres baptistaires & mortuaires sont si grands, que cela devroit engager non-seulement à les perfectionner en marquant, par exemple, l’âge, la condition, le tempérament, le genre de mort, &c. mais aussi à en faire de plusieurs autres évenemens, que l’on dit très-mal-à-propos être l’effet du hasard ; c’est ainsi que l’on pourroit former des tables qui marqueroient combien d’incendies arrivent dans un certain tems, combien de maladies épidémiques se