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sont autant de probabilités. Une demi-certitude forme l’incertain, proprement dit, où l’esprit trouvant de part & d’autre les raisons égales, ne sait quel jugement porter, quel parti prendre. Dans cet état d’équilibre, la plus légere preuve nous détermine ; souvent on en cherche où il n’y a ni raison, ni sagesse à en chercher ; & comme il est assez difficile, en bien de cas, où les raisons opposées approchent à-peu-près de l’égalité, de déterminer quelles sont celles qui doivent l’emporter, les hommes les plus sages étendent le point de l’incertitude ; ils ne le fixent pas seulement à cet état de l’ame, où elle est également entraînée de part & d’autre par le poids des raisons ; mais ils le portent encore sur toute situation qui en approche assez, pour qu’on ne puisse pas s’appercevoir de l’inégalité ; il arrive de-là que le pays de l’incertitude est plus ou moins vaste, selon le défaut plus ou moins grand de lumieres, de logique, & de courage. Il est plus serré chez ceux qui sont les plus sages, ou les moins sages ; car la témérité le borne encore plus que la prudence, par la hardiesse de ses décisions. Au-dessous de cette demi-certitude ou de l’incertain, se trouvent le soupçon & le doute, qui se terminent à la certitude de la fausseté d’une proposition. Une chose est fausse d’une évidence morale, quand la probabilité de son existence est si fort inférieure à la probabilité contraire, qu’il y a dix mille, cent mille à parier contre un qu’elle n’est pas.

Voilà les degrés de probabilité entre les deux évidences opposées. Avant que d’en rechercher les sources, il ne sera pas inutile dans un article où l’on ne veut pas se contenter du simple calcul géométrique, d’établir quelques regles générales, qui sont régulierement observées par les personnes sages & prudentes.

1°. Il est contre la raison de chercher des probabilités, & de s’en contenter là où l’on peut parvenir à l’évidence. On se moqueroit d’un mathématicien, qui, pour prouver une proposition de géométrie, auroit recours à des opinions, à des vraissemblances, tandis qu’il pourroit apporter sa démonstration ; ou d’un juge qui préféreroit de deviner par la vie passée d’un criminel, s’il est coupable, plutôt que d’entendre sa confession, par laquelle il avoue son crime.

2°. Il ne suffit pas d’examiner une ou deux des preuves qu’on peut mettre en avant, il faut peser à la balance de l’examen toutes celles qui peuvent venir à notre connoissance, & servir à découvrir la vérité. Si l’on demande quelle probabilité il y a qu’un homme âgé de 50 ans meure dans l’année, il ne suffit pas de considérer qu’en général de cent personnes de 50 ans, il en meurt environ 3 ou 4 dans l’année, & conclure qu’il y a 96 à parier contre 4, ou 24 contre un ; il faut encore faire attention au tempérament de cet homme-là, à l’état actuel de sa santé, à son genre de vie, à sa profession, au pays qu’il habile ; tout autant de circonstances qui influent sur la durée de sa vie.

3°. Ce n’est pas assez des preuves qui servent à établir une vérité, il faut encore examiner celles qui la combattent. Demande-t-on si une personne connue & absente de sa patrie depuis 25 ans, dont l’on n’a eu aucune nouvelle, doit être regardée comme morte ? D’un côté l’on dit que, malgré toutes sortes de recherches l’on n’en a rien appris ; que comme voyageur elle a pu être exposée à mille dangers, qu’une maladie peut l’avoir enlevée dans un lieu où elle étoit inconnue ; que si elle étoit en vie, elle n’auroit pas négligé de donner de ses nouvelles, surtout devant présumer qu’elle auroit un héritage à recueillir, & autres raisons que l’on peut alléguer. Mais, à ces considérations, on en oppose d’autres qui ne doivent pas être négligées. On dit que celui dont il s’agit est un homme indolent, qui, en d’autres

occasions n’a point écrit, que peut-être ses lettres se sont perdues, qu’il peut être dans l’impossibilité d’écrire. Ce qui suffit pour faire voir qu’en toutes choses il faut peser les preuves, les probabilités de part & d’autre, les opposer les unes aux autres, parce qu’une proposition très-probable peut être fausse, & qu’en fait de probabilité, il n’y en a point de si forte qu’elle ne puisse être combattue & détruite par une contraire encore plus forte. De-là l’opposition que l’on voit tous les jours entre les jugemens des hommes. De-là la plûpart des disputes qui finiroient bientôt, si l’on vouloit ne pas regarder comme évident ce qui n’est que probable, écouter & peser les raisons que l’on oppose à notre avis.

4°. Est il nécessaire d’avertir que dans nos jugemens il est de la prudence de ne donner son acquiescement à aucune proposition qu’à proportion de son degré de vraissemblance ? Qui pourroit observer cette regle générale, auroit toute la justesse d’esprit, toute la prudence, toute la sagesse possible. Mais que nous en sommes éloignés ! Les esprits les plus communs peuvent avec de l’attention discerner le vrai du faux ; d’autres qui ont plus de pénétration, savent distinguer le probable de l’incertain ou du douteux ; mais ce ne sont que les génies distingués par leur sagacité qui peuvent assigner à chaque proposition son juste degré de vraissemblance, & y proportionner son assentiment : ah que ces génies sont rares !

5°. Bien plus, l’homme sage & prudent ne considérera pas seulement la probabilité du succès, il pesera encore la grandeur du bien ou du mal qu’on peut attendre en prenant un tel parti, ou en se déterminant pour le contraire, ou en restant dans l’inaction ; il préférera même celui où il sait que l’apparence du succès est fort légere, lorsqu’il voit en même tems que le risque qu’il court n’est rien ou fort peu de chose ; & qu’au contraire s’il réussit, il peut obtenir un bien très-considérable.

6°. Puisqu’il n’est pas possible de fixer avec cette précision qui seroit à desirer les degrés de probabilité, contentons-nous des à-peu-près que nous pouvons obtenir. Quelquefois, par une délicatesse mal entendue, l’on s’expose soi-même, & la société, à des maux pires que ceux qu’on voudroit éviter ; c’est un art que de savoir s’éloigner de la perfection en certains articles, pour s’en approcher davantage en d’autres plus essentiels & plus intéressans.

7°. Enfin il semble inutile d’ajouter ici que dans l’incertitude on doit suspendre à se déterminer & à agir jusqu’à ce qu’on ait plus de lumiere, mais que si le cas est tel qu’il ne permette aucun délai, il faut s’arrêter à ce qui paroîtra le plus probable ; & une fois le parti que nous avons jugé le plus sage étant pris, il ne faut plus s’en repentir, lors-même que l’évenement ne répondroit pas à ce que nous avions lieu d’en attendre. Si, dans un incendie, on ne peut échapper qu’en sautant par la fenêtre, il faut se déterminer pour ce parti, tout mauvais qu’il est. L’incertitude seroit pire encore, & quelle qu’en soit l’issue, nous avons pris le parti le plus sage, il ne faut point y avoir de regret.

Après ces regles générales dont il sera aisé de faire l’application, venons aux sources de probabilité. Nous les réduisons à deux especes : l’une renferme les probabilités tirées de la considération de la nature même, & du nombre des causes ou des raisons qui peuvent influer sur la vérité de la proposition dont il s’agit : l’autre n’est fondée que sur l’expérience du passé qui peut nous faire tirer avec confiance des conjectures pour l’avenir, lors du-moins que nous sommes assurés que les mêmes causes qui ont produit le passé existent encore, & sont prêtes à produire l’avenir.

Un exemple fera mieux connoître la nature & la différence de ces deux sources de probabilité. Je