Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/334

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le prêt à intérêt, ou si vous l’aimez mieux, le prêt à usure, est tout contrat, par lequel un prêteur reçoit d’un emprunteur un intérêt pour l’usage d’un capital d’argent qu’il lui fournit, en permettant à l’emprunteur d’employer ce capital, comme il voudra, à condition de le lui rendre au bout d’un tems limité, ou de le garder, en continuant le paiement de l’intérêt stipulé. Prouvons que cet intérêt est légitime, & qu’il n’est contraire ni à la religion, ni au droit naturel.

Le prêt d’argent à intérêt se fait, ou entre deux personnes riches, ou entre un riche & un pauvre, ou entre deux pauvres. Voilà toutes les combinaisons possibles sur ce sujet.

Un riche, quoique tel, se trouve avoir besoin d’argent en certaines circonstances, dans lesquelles il lui importe beaucoup d’en trouver : il en emprunte d’un autre riche ; or en vertu de quoi le dernier ne pourroit-il pas exiger quelqu’intérêt du premier, qui va profiter de l’usage de son argent ? Est-ce parce qu’il est riche ? Mais l’emprunteur, comme nous le supposons, l’est aussi ; donc en cette qualité, il ne peut refuser un surplus qu’on lui demande au-delà de la somme qu’on lui prête, & dont il a besoin.

A plus forte raison, la question du paiement de l’intérêt seroit-elle souverainement absurde & injuste, si le riche empruntoit d’un pauvre quelque petite somme ; car, ici même, un motif de la charité devroit porter le riche à donner au pauvre un plus gros intérêt qu’il ne donneroit à un autre riche.

Quand un pauvre emprunte d’un riche, si ce pauvre n’emprunte que par grande nécessité, & qu’avec toute son industrie il ne soit pas en état de payer aucun intérêt, la charité veut sans doute alors que le riche se contente de la restitution du capital, & quelquefois même qu’il le remette en tout ou en partie : mais si le pauvre emprunte pour faire des profits avantageux, je ne sache aucune raison pourquoi le riche ne pourroit pas exiger légitimement une petite partie du profit que fera celui à qui il fournit le moyen de gagner beaucoup ? Il n’est pas rare de voir dans le commerce, des marchands peu aisés, devenir par le tems, & par leurs travaux, aussi riches, ou plus riches que ceux qui leur avoient prêté à intérêt le premier fond de leur trafic.

Enfin, si nous supposons qu’un pauvre prête de ses petits épargnes à un autre pauvre, leur indigence étant égale, le dernier peut-il exiger avec la moindre apparence de raison, que le premier, pour lui faire plaisir, s’incommode, ou perde le profit qu’il pourroit tirer de l’usage de son argent ?

C’en est assez pour justifier que le prêt à intérêt lorsqu’il n’est accompagné ni d’extorsion, ni de violation des lois de la charité, ni d’aucun autre abus, n’est pas moins innocent que tout autre contrat, & principalement celui de louage, dont on peut dire qu’il est une espece, à considerer ce qu’il y a de principal dans l’un & dans l’autre. Cette idée n’empêche pourtant pas, qu’à cause des abus qu’en peuvent faire les gens avides de gain, ou par d’autres raisons politiques, un souverain n’ait droit de défendre de prêter absolument à intérêt, ou de ne le permettre que d’une certaine maniere ; c’est ainsi que les lois en usent à l’égard de plusieurs autres choses légitimes en elles-mêmes.

Le législateur des Hébreux leur défendit de se prêter entre citoyen à intérêt, mais il ne défendit point ce contrat vis-à-vis des étrangers, & c’est une preuve qu’il ne le regardoit pas comme mauvais de sa nature. Ainsi, tant que les lois politiques de Moïse ont subsisté, aucun homme de bien chez les Juifs ne pouvoit prendre aucun intérêt de quelqu’un de sa nation, parce que dans chaque état, il est d’un homme de bien d’observer les lois civiles, qui défendent

même des choses indifférentes, sur-tout quand ces lois sont établies par une autorité publique. Voilà tout ce qu’on peut inférer des passages d’Ezéchiel, c. xviij. 13. & c. xxij. 12. & des Ps. xv. 15. 5. qu’on cite quelquefois contre le prêt à intérêt.

Pour les paroles de J. C. qu’on objecte encore ; prêtez sans en rien espérer, Luc vj. v. 34. 35. elles ne regardent point du tout le prêt à intérêt, comme on le prouve par la raison que notre sauveur rend de son précepte ; savoir, que les pêcheurs même prêtent aux pécheurs, dans la vue de recevoir la pareille. Or le prêt à intérêt ne consiste pas certainement à recevoir seulement la pareille, mais quelque chose de plus ; il est donc clair comme le jour, qu’il s’agit là d’un prêt simple, fait à ceux qui en ont besoin, sans aucun rapport à la maniere & aux conditions du prêt. Notre Seigneur parle de ceux qui ne prêtent qu’à des gens qui savent être en état de leur prêter à leur tour, quand ils en auront besoin, ou de leur rendre quelqu’autre service ; car le mot de l’original, sans en rien espérer, ne se borne point au prêt, il comprend tout service auquel on peut s’attendre, en revanche de celui qu’on vient de rendre.

Jesus-Christ, qui recommande ici une bénéficence générale envers tous les hommes, amis ou ennemis, blâme dans cet exemple particulier toute vue d’intérêt qui porte à rendre service au prochain ; il veut qu’on fasse du bien à autrui, uniquement pour s’acquitter des devoirs de l’humanité, & sans aucun espoir de retour, parce qu’autrement, c’est une espece de commerce, & non de bienfait ; si vous prêtez à ceux de qui vous esperez de recevoir, c’est-à-dire, la pareille, comme il paroît par les paroles suivantes, qui répondent à celles-ci ; quel gré vous en saura-t-on, puisque les gens de mauvaise vie prêtent aux gens de mauvaise vie, pour en recevoir du retour ? En tout cela, Notre Seigneur applique la maxime qu’il vient de donner : ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux : le fameux casuiste Bannès, ij. 2. quæst. 78. art. 1. dubit. 1. avoue que l’explication différente qu’on a donnée aux paroles de J. C. ne tire sa force que de l’autorité des papes & des conciles, qui se sont abusés dans leur interprétation.

Il n’y a donc rien dans ce passage qui tende à condamner le prêt à intérêt, dont la nature ni n’empêche qu’il puisse être un service, & un service considérable, ni ne demande pas toujours, lorsqu’il est tel, qu’on exige rien au-delà de ce qu’on prête. Ce sont les circonstances & la situation respective des deux parties qui déterminent sur quel pié on peut prêter, sans manquer aux devoirs de la justice, ni à ceux de la charité : on peut donner gratuitement bien des choses à certaines personnes, ou les leur vendre sans injustice.

Les lois civiles & les lois ecclésiastiques ne font rien pour décider la question de la légitimité du prêt à usure. La soumission que doivent à ces lois ceux qui sont dans des lieux où ils en dépendent ne rend pas le prêt à usure criminel partout ailleurs. Les papes eux-mêmes approuvent tous les jours des contrats visiblement usuraires, & auxquels il ne manque que le nom ; ils auroient grand tort de les permettre, si le prêt à intérêt étoit contraire aux loix divines, aux ecclésiastiques & à la loi naturelle.

Je ne vois pas même que dès les premiers siecles de l’église les lois civiles, aussi-bien que les lois ecclésiastiques aient défendu l’usure à toutes sortes de personnes, clercs ou laïques. Tous les empereurs chrétiens, avant & après Justinien, l’ont hautement permise, & n’ont fait qu’en regler la maniere selon les tems. Basile le macédonien fut le seul depuis Justinien, qui défendit absolument de prêter à intérêt, mais sa défense eut si peu de succès, que son fils &