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sage est de passer cinq ou six heures à l’Opéra, mais ce n’est pas pour lui donner cinq ou six heures d’attention. On n’exige du poëte que quelques situations très-pathétiques, quelques scenes très-belles, & l’on se rend facile sur le reste. Quand le musicien a réussi de rendre ces fameux morceaux que tout le monde sait par cœur, d’une maniere neuve & digne de son art, on est ravi, on s’extasie, on s’abandonne à l’enthousiasme, mais la scene passée, on n’écoute plus. Ainsi deux ou trois airs, un beau duetto, une scene extrèmement belle, suffisent au succès d’un Opéra, & l’on est indifférent sur la totalité du drame, pourvu qu’il ait donné trois ou quatre instans ravissans, & qu’il dure d’ailleurs le tems qu’on s’est destiné à passer à la salle de l’Opéra.

Chez une nation passionnée pour le chant, qui fait au charme de la voix le plus grand des sacrifices, & où le chant est devenu un art qui exige, outre la plus heureuse disposition des organes, l’étude la plus longue & la plus opiniâtre, le chanteur a dû bien-tôt usurper un empire illégitime sur le compositeur & sur le poëte. Tout a été sacrifié à ses talens & à ses caprices. On s’est peu choqué des imperfections de l’action théâtrale, pourvu que le chant fût exécuté avec cette supériorité qui séduit & enchante. Le chanteur, sans s’occuper de la situation & du caractere de son rôle, a borné tous ses soins à l’expression du chant ; la scene a été récitée & jouée avec une négligence honteuse. Le public, de spectateur qu’il doit être, n’est resté qu’auditeur. Il a fermé les yeux, & ouvert les oreilles ; & laissant à son imagination le soin de lui montrer la véritable attitude, le vrai geste, les traits & la figure de la veuve d’Hector, ou de la fondatrice de Carthage, il s’est contenté d’en entendre les véritables accens.

Cette indulgence du public a laissé d’un côté l’action théâtrale dans un état très-imparfait, & de l’autre, elle a rendu le chanteur, maître de ses maîtres. Pourvu que son rôle lui donnât occasion de développer les ressources de son art, & de faire briller sa science, peu lui importoit que ce rôle fût d’ailleurs ce que le drame vouloit qu’il sût. Le poëte fut obligé de quitter le style dramatique, de faire des tableaux, de coudre à son poëme quelques morceaux postiches de comparaisons & de poésie épique ; & le musicien, d’en faire des airs dans le style le plus figuré, & par conséquent le plus opposé à la musique théâtrale, & pour déterminer le chanteur à se charger de quelques airs simples & vraiement sublimes que la situation rendoit indispensables au fond du sujet, il fallut acheter sa complaisance par ces brillans écarts, aux dépens de la vérité & de l’effet général. L’abus fut porté au point que lorsque le chanteur ne trouvoit pas ses airs à sa fantaisie, il leur en substituoit d’autres qui lui avoient déja valu des applaudissemens dans d’autres pieces & sur d’autres theâtres, & dont il changeoit les paroles comme il pouvoit, pour les approcher de sa situation & de son rôle, le moins mal qu’il étoit possible.

Enfin l’entrepreneur de l’Opéra devint de tous les tyrans du poëte, le plus injuste & le plus absurde. Ayant étudié le goût du public, sa passion pour le chant, son indifférence pour les convenances & l’ensemble du spectacle, voici à-peu-près le traité qu’il proposa au poëte lyrique, en conséquence de ses découvertes.

« Vous êtes l’homme du monde dont j’ai le moins besoin pour le succès de mon spectacle : après vous, c’est le compositeur. Ce qui m’est essentiel, c’est d’avoir un ou deux sujets que le public idolâtre ; il n’y a point de mauvais Opéra avec un Caffarelli, avec une Gabrieli. Mon métier est de gagner de l’argent. Comme je suis obligé d’en donner prodigieusement à mes chanteurs, vous sentez qu’il ne

m’en reste que très peu pour le compositeur, & encore moins pour vous : songez que votre partage est la gloire ».

» Voici quelques conditions fondamentales sous lesquelles je consens de hasarder votre poëme, de le faire mettre en musique, & de le faire exécuter par mes chanteurs.

» 1. Votre poëme doit être en trois actes, & ces trois actes ensemble doivent durer au moins cinq heures, y compris quelques ballets que je ferai exécuter dans les entractes.

» 2. Au milieu de chaque acte il me faut un changement de scene & de lieu, ensorte qu’il y ait deux décorations par acte. Vous me direz que c’est proprement demander un poëme en six actes, puisqu’il faut laisser la scene vuide au moment de chaque changement ; mais ce sont des subtilités de métier dont je ne me mêle point.

» 3. Il faut qu’il y ait dans votre piece six rôles, jamais moins de cinq, ni plus de sept : savoir un premier acteur & une premiere actrice, un second acteur & une seconde actrice ; ce qui fera deux couples d’amoureux qui chanteront le soprano, ou dont un seul, soit homme, soit femme, pourra chanter le contralto. Le cinquieme rôle est celui de tyran, de roi, de pere, de gouverneur, de vieillard ; il appartient à l’acteur qui chante le tenore. Au surplus vous pouvez employer encore à des rôles de confident un ou deux acteurs subalternes.

» 4. Suivant cet arrangement judicieux & consacré d’ailleurs par l’usage, il vous faut un double amour. Le premier acteur doit être amoureux de la premiere actrice, le second de la seconde. Vous aurez soin de former l’intrigue de toutes vos pieces sur ce plan-là, sans quoi je ne pourrai m’en servir. Je n’exige point que la premiere actrice réponde précisément à l’amour du premier acteur ; au contraire, je vous permettrai toute combinaison & toute liberté à cet égard, car je n’aime pas à faire le difficile sans sujet ; & pourvu que l’intrigue soit double, afin que mes seconds acteurs ne disent pas que je leur fais jouer des rôles subalternes, je ne vous chicanerai point sur le reste. Chaque acteur chantera deux fois dans chaque acte, excepté peut-être au troisieme, où l’action se hâtant vers sa fin, ne vous permettra plus de placer autant d’airs que dans les actes précédens. L’acteur subalterne pourra aussi moins chanter que les autres.

» 6. Je n’ai besoin que d’un seul duetto : il appartient de droit au premier acteur & à la premiere actrice ; les autres acteurs n’ont pas le privilege de chanter ensemble. Il ne faut pas que ce duetto soit placé au troisieme acte ; il faut tâcher de le mettre à la fin du premier ou du second, ou bien au milieu d’un de ces actes, immédiatement avant le changement de la décoration.

» 7. Il faut que chaque acteur quitte la scene immédiatement après avoir chanté son air. Ainsi lorsque l’action les aura rassemblés sur le théâtre, ils défileront l’un après l’autre, après avoir chanté chacun à son tour. Vous voyez que le dernier qui reste a beau jeu de chanter un air brillant qui contienne une réflexion, une maxime, une comparaison relative à sa situation ou à celle des autres personnages.

» 8. Avant de faire chanter à un acteur son second air, il faut que tous les autres aient chanté leur premier ; & avant qu’il puisse chanter son troisieme, il faut que tous les autres aient chanté leur second, & ainsi de suite jusqu’à la fin, car vous sentez qu’il ne faut pas confondre les rangs, ni blesser les droits d’aucun acteur ».

A ces étranges articles on peut ajouter celui que l’aversion de l’empereur Charles VI. pour les catas-